Tonino Benacquista - Trois carrés rouges sur fond noir

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Trois carrés rouges sur fond noir: краткое содержание, описание и аннотация

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« — Vous savez, on peut mêler l'histoire de la criminalité à celle de la peinture. Au début, on peignait comme on tue, à main tue. L'art brut, on pourrait dire… L'instinct avant la technique. Ensuite est intervenu l'outil, le bâton, le pinceau. Un beau jour, on s'est mis à peindre au couteau. Regardez le travail d'un Jack l'Éventreur… Et puis on a inventé le pistolet. Peindre au pistolet apportait quelque chose de définitif et radical. Et maintenant, à l'ère terroriste, on peint à la bombe, dans la ville, dans le métro. Le graffiti anonyme qui saute au coin de la rue… »
Tonino Benacquista a abandonné ses études de cinéma pour exercer de nombreux petits boulots, dont accompagnateur de nuit aux wagons-lits, accrocheur d'œuvres dans une galerie d'art contemporaine ou parasite mondain… Depuis 1985, il a écrit plusieurs ouvrages dont le dernier,
, a reçu le Grand Prix des lectrices de
en 1998.

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Tonino Benacquista

Trois carrés rouges sur fond noir

À Mosko, le peintre

Juan Gris, ayant persuadé Alice Toklas de poser pour une nature morte, entreprit de ramener son visage et son corps à des formes géométriques de base ; mais la police arriva à temps et l’embarqua.

WOODY ALLEN

Le triste registre d’appel des vrais suicidés de l’expressionnisme abstrait ? Le voici : Gorky, pendaison, 1948 ; Pollock et, presque tout de suite après, Kitchen, conduite en état d’ivresse et pistolet, 1956… et pour finir Rothko, couteau, travail salopé comme c’est pas possible, 1970.

Barbe-Bleue KURT VONNEGUT

1

Trente-cinq toiles, pratiquement toujours la même, d’indescriptibles griffures noires sur fond noir. Une obsession. Un malaise.

Le jour où elles sont arrivées à la galerie, je les ai déballées une à une, de plus en plus vite, en cherchant la surprise et la tache de couleur. Au premier regard, tout le monde les avait trouvées sinistres. Même Jacques, mon collègue. Il est accrocheur, et moi, je suis son arpète.

— On est à la bourre, petit. Ouverture des portes dans vingt-cinq minutes !

La directrice de la galerie ne nous a donné que quatre jours pour monter l’expo, l’ensemble des toiles et trois sculptures monumentales qui ont bien failli lui coûter un tour de reins, à Jacques. Des déchirures d’acier soudées les unes aux autres sur quatre mètres de hauteur. Deux jours entiers pour les positionner, à deux. Je me souviens de la gueule des déménageurs qui sont venus nous les livrer. « Y pourraient pas faire des trucs qui rentrent dans le camion, ces artistes à la noix ! » Les déménageurs ont souvent du mal, avec les œuvres d’art contemporain. Nous aussi, avec Jacques, malgré l’habitude. On ne sait pas toujours comment les prendre, ces œuvres. Au propre comme au figuré. On a beau s’attendre à tout, on ne sait jamais ce qui va surgir des portes du semi-remorque.

Dix-sept heures quarante, et le vernissage commence officiellement à dix-huit. Le champagne est au frais, les serveurs sont cravatés et la femme de ménage vient tout juste de finir d’aspirer les 450 mètres carrés de moquette. Et nous, on a toujours le problème de dernière minute. Ça rate jamais. Mais il en faut plus pour paniquer mon collègue.

— Où est-ce qu’on la met ? je demande.

Il est là, le problème. Accrocher trente-cinq toiles noires, apparentées, homogènes, c’est facile. Mais parmi elles il y a une orpheline, perdue. En la déballant, j’ai d’abord cru qu’elle s’était glissée là par erreur, et que je l’avais déjà vue, ailleurs, dans une autre collection. À l’inverse des autres, celle-là est très colorée, beaucoup de jaune vif avec quelque chose de fulgurant, le dessin académique d’une flèche d’église qui émerge de la couleur. Un truc plus clair, plus gai, on peut dire. Joyeux, même. Mais je ne pense pas que ce soit un terme agréé par les sphères supérieures de l’Art.

On l’avait gardée pour la fin. La directrice de la galerie, une spécialiste des années soixante, l’éminente Mme Coste, est passée en coup de vent sans nous tirer d’affaire.

— Cette toile-là c’est un problème, je sais, elle cohabite mal avec les autres. Trouvez-lui une petite place discrète où elle pourra respirer. Allez, je vous fais confiance, à tout à l’heure.

Une place discrète… Comment cette petite chose jaune peut-elle s’en sortir, au milieu de ces grands machins noirs. Assez beaux, du reste, mais redoutablement agressifs.

Jean-Yves, le restaurateur, n’arrête pas de se marrer en nous regardant tourner. Il est allongé par terre, avec ses gants blancs, en train de retoucher un coin de toile endommagée. Il a presque fini, lui.

— Plus qu’un quart d’heure ! il gueule, pour nous énerver un peu plus.

Des visiteurs, carton d’invitation en main, collent leur front contre la porte vitrée.

— Essaie du côté de la fenêtre, fait Jacques.

Je présente la toile à bout de bras. Il prend un peu de recul pour voir si ça fonctionne.

— Bof…

— On n’a plus que dix minutes, je dis.

— C’est quand même bof.

Il a raison. Un mauvais contraste entre les spots et la lumière du jour. Il est question que le Ministre passe au vernissage. Et si on nous trouve là, bêtes, avec une toile sur les bras, la mère Coste va en faire une histoire. Ça me rappelle le soir où nous avions reçu une œuvre d’Australie deux heures avant l’ouverture. Dans la malle en bois on découvre quinze bouteilles plus ou moins remplies d’eau, l’œuvre s’intitule : Requin. Pas de photo, pas de mode d’emploi, et l’artiste est à la Biennale de São Paulo. Les visiteurs commencent à gratter à la porte. Jacques, dans un terrible effort de concentration, essaie de se glisser dans la tête de l’artiste. Déclic : agencés dans un certain ordre, les niveaux d’eau dessinent un requin de profil, avec mâchoire, aileron et queue. On finit in extremis. Tout le monde admire la pièce en question. Et moi, j’ai admiré Jacques.

Il tourne sur lui-même, furieux et calme à la fois. Jean-Yves a terminé ses retouches et ricane de nouveau.

— Hé, les duettistes, vous êtes bons pour amuser la galerie…

— Toi, ta gueule, fait Jacques, serein.

Ceint de son holster à marteaux, il en dégaine un et sort un crochet X de la poche de son treillis.

— J’ai trouvé, petit…

Il se précipite, je le suis tant bien que mal avec la toile dans une salle où quatre tableaux sont déjà en place. Il en décroche deux, en remet un, tourne en rond, décroche les autres, tout est à terre, je sens que ça tourne au massacre, il en échange deux puis revient sur sa décision, fébrile. Liliane, la gardienne des salles, clés en main, nous prévient qu’elle ne peut plus retarder l’ouverture. Jacques ne l’écoute pas, il continue sa valse dans une organisation qu’il ne comprend pas lui-même. Un pan de mur vient de se dégager, il plante le clou du crochet sans mesurer la hauteur.

— Vas-y, accroche-la, il me fait.

Je pends la toile et jette un coup d’œil panoramique sur la salle. Tout est au mur, les noires sont alignées par le haut, et la jaune est sur un mur de « retour », on ne la voit pas en entrant, mais uniquement en sortant. Isolée, et pourtant là. Je n’ai même pas besoin de vérifier avec le niveau à bulle.

Coste arrive, pomponnée et frétillante dans sa robe du soir.

— C’est bien, les gars, vous méritez un petit coup de champagne. Mais allez vous changer d’abord.

Avec nos treillis et nos marteaux, on fait un peu désordre. Jean-Yves s’approche de la toile jaune et la scrute de très près.

— C’est un vrai problème, cette toile, il dit.

— On est déjà au courant.

— Non, non, il y a autre chose… Je ne sais pas quoi… Un mélange huile et acrylique… ça tiendra jamais le coup. Et il y a un truc qui déconne sur la flèche, je sais pas quoi…

— On a le droit de peindre avec ce qu’on veut, non ?

Les premiers visiteurs investissent la pièce, lentement.

— Elle porte un titre, cette toile ? me demande Jean-Yves.

— J’en sais rien.

— Bizarre…

Coste nous prie de sortir avec son sourire ferme. On obéit.

Dix minutes plus tard, frais et propres, nous nous retrouvons, Jean-Yves, Jacques et moi, près du bureau d’accueil où Liliane distribue frénétiquement des catalogues aux journalistes. En lettres blanches sur fond noir, on lit « Rétrospective Étienne Morand ». Un serveur nous tend des coupes. Je refuse.

— Pourquoi tu bois jamais ? demande Jacques.

Le hall se remplit d’un brouhaha typique. Les gens s’agglutinent autour de l’énorme sculpture de l’entrée.

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