Tonino Benacquista
Tout à l’ego
Il y a eu cet énorme rayon de lumière blanche. J’ai senti que mon corps s’élevait à l’aplomb, dans les ténèbres, à une vitesse folle. J’ai eu peur de heurter une borne invisible du cosmos. Un souffle d’air chaud m’a ramené sur terre et m’a couché, lentement, au beau milieu d’un pays d’horreur. Là, immobile, incapable de me hisser sur mes jambes ou même d’ouvrir les yeux, je n’ai pu que les entendre : chiens hurleurs et loups affamés, hyènes meurtries au rire aigre, feulements de fauves autour de ma carcasse. Le silence et l’oubli ont mis des siècles à tisser un cocon où, enfin, j’ai pu me lover tout entier.
Jusqu’à ce qu’un Dieu de miséricorde me rende la vue.
Et la vie.
*
Une femme a poussé un soupir de soulagement quand je suis revenu à la conscience. J’ai cru qu’il s’agissait d’une mère ou d’une sœur. C’était l’infirmière.
Pas de mal au crâne, pas d’angoisse particulière. Ils ont dû me farcir les veines de morphine ou de trucs comme ça. Elle me parle d’un accident et, tout de suite, j’ai les phares de cette voiture dans les yeux. L’onde de choc qui a suivi résonne encore dans ma colonne vertébrale. Et puis, plus rien . Je lui demande combien de temps a duré le plus rien. Une nuit ? Une nuit seulement ? J’ai l’impression d’avoir parcouru l’éternité en sens inverse et tout ça n’a duré qu’une douzaine d’heures. Jusqu’où sont allés ceux qui ont passé tout un hiver dans le coma ?
Mon père a demandé qu’on le rappelle dès mon réveil. Je ne veux pas qu’il fasse le voyage jusqu’ici, je n’ai pas l’intention de moisir longtemps dans cette clinique perdue dans les Pyrénées. Le médecin doit passer pour me rassurer sur l’avenir. Dans quelques jours, je redeviendrai celui que j’ai toujours été. Dans quelques années cet accident ne sera dans mon souvenir qu’un vague trou noir suivi d’un court et interminable séjour dans un lit blanc entouré de neige à perte de vue.
La voiture en question était une B. M. W. Personne n’a rien pu faire pour le conducteur. J’ai l’intime conviction de n’avoir commis aucune imprudence. À sa manière, l’infirmière me le confirme : personne dans le coin n’a jamais vu un véhicule prendre la route des Goules à une vitesse pareille.
— On sait qui était ce type ?
— Un assureur basé à Limoges. L’autopsie dira s’il était soûl, mais c’est couru d’avance.
Tout à coup, je me sens beaucoup mieux. Un pochard a failli me coûter la vie et je bénis le ciel de ne pas avoir sa mort sur la conscience. La grande Faucheuse chamboule les esprits. Je dois concentrer toute mon énergie sur ma nouvelle vie, on ne ressuscite pas tous les jours. Il paraît que ceux qui ont vu la mort en face vivent le reste de leur existence dans la sérénité et la joie. Si c’est le cas, cela valait peut-être le coup.
L’infirmière a un comportement étrange, elle vaque autour de mon lit en me lançant des œillades à la dérobée, mi-amusée, mi-intriguée. Comme si j’étais une vedette. Cet accident ne m’a pourtant pas rendu amnésique : je m’appelle bien Laurent Aubier, j’ai trente-cinq ans, je répare des photocopieurs, je suis célibataire, et ma grande ambition dans l’existence est de décrocher le premier prix du concours Lépine. La femme en blanc confirme l’ensemble avec le sourire de celle qui sait tout, comme si elle connaissait le moindre rouage de ma vie. Je lui en fais la remarque, un peu agacé.
— J’en sais peut-être bien plus que vous-même, répond-elle en quittant la chambre.
*
J’ai rassuré tout ceux qui le désiraient par téléphone, parents et amis. Je ne pensais pas en avoir tant. La plupart ne me demandent habituellement que des photocopies gratuites. L’infirmière m’a apporté le dîner. Comment peuvent-ils promouvoir l’idée d’un « hôpital à visage humain » s’ils ne servent que de la bouffe que dénoncerait Amnesty International ? Plus tard dans la soirée, je sonne pour qu’elle vienne me débarrasser de ce récipient plein de pisse dont je ne sais que faire. Comme tous les alités du monde, je hais cette intimité avec une femme que je ne connais pas. De son vivant, ma propre mère n’en a jamais vu autant, et mes fiancées de passage, à Paris, ne m’ont même jamais entendu éternuer.
— Ne regardez pas la télé trop tard, sinon je viendrai moi-même l’éteindre.
— Vous prenez votre rôle trop au sérieux, madame… madame… ?
— Janine.
— Je vous remercie de tout ce que vous faites pour moi, madame Janine, mais la télé m’endormira beaucoup plus vite que vos pilules. De toute façon, j’ai l’impression d’avoir dormi pour les dix ans à venir.
Elle me gronde gentiment, je la remercie d’un sourire. Tout à coup, je réalise que cette brave dame papillonne autour de moi depuis ce matin, sans aide ni relâche.
— Je vous ai déjà veillé toute la nuit dernière, pendant votre coma. C’est une petite clinique, monsieur Aubier, et j’ai une collègue malade, une autre en vacances. Je vais essayer de dormir quelques heures. Si vous êtes moins bavard que la nuit dernière…
Je n’ai pas le temps de lui demander ce qu’elle veut dire, elle est déjà partie avec un petit clin d’œil qui se veut plein de malice. D’aussi loin que je me souvienne, personne ne m’a fait remarquer que je parlais en dormant, ni au pensionnat ni dans ma garçonnière où j’attire parfois quelques belles insomniaques. Pendant ces heures horribles, j’ai dû faire un carnaval de cauchemars. On veille sans doute les comateux pour éviter qu’ils ne s’agitent. En général, je me souviens de mes rêves, ils mêlent allègrement l’angoisse métaphysique, les films gore et les symboles bunuéliens. Janine a dû en entendre de belles. À moins que la nuit dernière je ne me sois repassé l’accident en boucle, avec un râle sinistre au moment de l’impact. Je dois oublier tout ça le plus vite possible. Le programme de télé que je viens de me concocter va sans doute m’y aider : un film de Jerry Lewis, un documentaire sur le varan du Komodo et, pour finir, la rediffusion du dernier festival de Bayreuth. Si mes calculs sont exacts, Le Crépuscule des dieux prendra fin au moment même où Janine m’apportera le petit déjeuner. La vie est trop courte et trop précieuse pour la passer à dormir.
*
— Ça sent encore le tabac dans votre chambre.
— Je sors quand, bordel ?
— Ce soir, je vous l’ai dit cent fois. Mais si vous tenez tant à vous agiter, on pourrait bien vous garder quelques jours de plus.
Fraîche et reposée, la Janine. Elle aurait mis une petite pointe de maquillage, ça ne m’étonnerait pas. Depuis le début de mon séjour ici, j’ai vu Marielle, Bernadette, Sylvie et M me Béranger, toutes plus aimables les unes que les autres, mais aucune ne détrônera Janine dans mon cœur.
— Il est comment, votre mari ?
— Vous êtes bien indiscret, monsieur Aubier.
— Allez…
— Je ne suis pas mariée.
— Vous avez bien un amoureux, non ?
Ses joues rosissent à peine.
— Il est bien moins turbulent que vous.
— Dites, Janine… (je baisse d’un ton) on dit toujours que les infirmières sont nues sous leur blouse.
Elle hausse les épaules en donnant quelques gifles à un oreiller avant de le replacer sous ma tête.
— Ça restera un fantasme, si vous le voulez bien. D’ailleurs, question fantasmes, vous êtes déjà bien pourvu.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
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