Les familles du village ne constituaient qu’une faible part de ce public silencieux. Les seigneurs du château avaient fait le déplacement à cheval, accompagnés de leurs serviteurs et palefreniers. S’y ajoutaient des prélats, dont deux évêques et leurs diacres. On comptait aussi un bailli et son contingent d’administrateurs. Et à perte de vue, une garnison d’hommes en armes, prêts à assiéger la place.
Un spectateur, de ceux qui aiment tant communiquer leur enthousiasme, ponctuant les répliques de ah ! et de oh ! , donne des coups de coude à sa femme. Il aimerait que leurs rires se répondent car jamais comme au spectacle ils ne retrouvent leur complicité d’antan, qui s’estompe dès le retour en voiture. Mais ce soir elle semble avoir perdu tout intérêt pour la pièce, elle regarde fixement un couple dans une loge de prestige éclairée par les rampes latérales. Des invités de marque, connus à coup sûr, elle jurerait de les avoir vus récemment à la télévision. Ils sont mariés à n’en pas douter, elle a un sixième sens pour ça, elle perçoit les signes : amoureux ou pas, toujours dans le désir ou non, tendres, haineux ou résignés, elle sait où en sont les couples au premier coup d’œil. Soudain elle est prise d’une intuition mais n’ose y croire, ce serait trop beau ! C’est elle maintenant qui donne des coups de coude à son mari.
Loin de se savoir épiée, la Française lit dans le programme une note sur Charles Knight, auteur d’une vingtaine de pièces dont Les mariés malgré eux , considérée comme son unique chef-d’œuvre. Et de fait, il s’est surpassé en ce début de troisième acte, aux incises lyriques constantes, aux répliques qui toutes résonnent comme des épitaphes quand le sort des amants est scellé. La rupture de ton s’est faite sans douleur, le public ne s’est aperçu de rien, là est le véritable tour de force d’un dramaturge qui n’a pas eu peur de casser la comédie pour jouer sur des notes plus graves, nuancées d’une sorte de fantaisie noire, délicate comme une dentelle de veuve. Vexés par l’insubordination des amants, les fâcheux s’en sont allés, mais déjà une ombre morbide et souveraine plane sur la scène. L’insolence s’efface par pudeur, l’heure n’est plus à la farce : on se meurt.
Debout dans la carriole, les mains agrippées aux barreaux de leur cage, ils traversaient les villages sous les huées de la foule pendant qu’un esprit malin leur soufflait à l’oreille : Ah vous vouliez que rien ne vous sépare ? Eh bien vous voici enchaînés l’un à l’autre, voyez comme la justice est bien faite . On eût dit cependant que les plus scrutateurs étaient les prisonniers.
Dans un donjon, des hommes en habit de justice les attendaient avec impatience, le caractère inédit de l’affaire les ayant précédés. On les fit patienter dans un office où un préposé, sans rien leur demander sinon de décliner leur état civil, donna acte de leur présence dans un registre. À la nuit tombée arriva le moment que tous deux redoutaient ; après avoir été traînés dans un dédale de murailles, on leur passa les fers puis on les jeta dans des cachots mitoyens.
Celui du mari était déjà pourvu d’un locataire, allongé contre un tas de paille. Détenu de longue date, il attendait que la justice statue sur son sort, mais, fort occupée par ailleurs, celle-ci l’oubliait et prolongeait d’autant sa peine avant même que de le condamner. Il demanda au nouveau venu quel crime il avait commis pour se voir logé dans ce sinistre décor. Le mari répondit qu’il n’en avait aucune idée, mais que cette confrontation avec la justice lui tardait afin d’établir sa bonne foi.
Encore un innocent ! ricana son compagnon de cellule qui en avait vu défiler bien d’autres. Lui se déclarait coupable et fier de l’être ; on l’accusait d’être un voleur et l’on avait raison, et pas seulement un voleur de poules, mais un monte-en-l’air à l’agilité redoutable. On lui prêtait à juste titre des talents exceptionnels, comme de mettre à sac des maisons bourgeoises, de piller à lui seul des rues commerçantes ou de détrousser des princes nichés dans leurs fortifications. Rien de moins.
Son codétenu, après avoir écouté les grands épisodes de sa carrière, lui demanda : Un génie de la rapine tel que toi peut-il me débarrasser de mes chaînes, subtiliser la clé du gardien ou me faire franchir ce mur qui me sépare de ma bien-aimée ? As-tu le pouvoir de nous réunir par-delà les serrures, les portes et les barreaux ? Non ? Alors ce n’est pas pour brigandage que tu seras jugé ici mais pour forfanterie, un bien pire crime puisque fort inutile.
Dans la cellule adjacente s’échangeaient d’autres confidences. La toute récente prisonnière faisait la connaissance d’une femme prostrée contre la pierre, les traits usés par les pleurs. Autrefois elle avait été une belle paysanne, sans doute trop fière car elle avait repoussé les assauts de nobliaux qui tous avaient tenté leur chance. Le plus vexé d’entre eux l’avait accusée de sorcellerie et fabriqué des preuves, payé des faux témoins, jusqu’à s’offrir les services d’un exorciste qui l’avait tant harcelée qu’elle avait imploré sa pitié, se déclarant ainsi coupable. Le bûcher lui avait été épargné, mais pas le cachot.
Sa compagne d’infortune la prit dans ses bras, la berça de paroles consolantes et se désola de l’injustice qui frappait une honnête femme, laquelle s’en étonna presque : Tu es la première à ne pas douter de mon récit, et mon cœur se remplit de gratitude. Mais comment peux-tu être si sûre de ma bonne foi, à l’inverse de tous ceux qui m’auraient volontiers jetée dans un brasier sans la plus petite preuve ? Elle s’entendit répondre : Parce que si tu possédais les pouvoirs maléfiques que l’on te prête, tu aurais déjà jeté des sorts à nos geôliers pour les rendre fous, tu aurais ouvert des portes invisibles dans les murs et, à l’heure qu’il est, je serais dans les bras du seul être au monde qui me ferait vénérer la pire sorcellerie pourvu qu’elle nous réunisse.
Blottis contre le mur qui les séparait, les amants se parlaient sans s’entendre. Résignés à l’idée d’être enfermés avec des aliénés, leurs codétenus finirent par s’endormir.
*
Un vaste public se pressait aux portes du prétoire, excité comme s’il se fût agi d’un tournoi. On nota la présence d’un peintre, la mine à la main, s’apprêtant à croquer les amants dont la notoriété méritait selon lui une illustration. Mais aussi celle d’un secrétaire qui déroulait un parchemin encore vierge où il allait inscrire le procès-verbal. Un homme dépêché par la cour se présenta aux inculpés comme leur avocat et tenta de les rassurer sur sa grande expérience des cas difficiles. Il cita quelques-unes de ses réussites ayant secoué la magistrature et mis à jour les textes de loi. Entre autres, l’affaire d’une brute sanguinaire surnommée le Loup du Nord, dont le macabre tableau de chasse avait endeuillé près de vingt familles, et qui aujourd’hui prospérait au grand jour dans le délicat commerce des étoffes. L’homme de robe avait par ailleurs défendu un couple de voleurs d’enfants en osant les décrire comme des bienfaiteurs qui agissaient dans l’intérêt des chers bambins, maltraités par d’odieux géniteurs. Il ajouta cependant que, s’il avait su trouver les mots pour obtenir la grâce de scélérats voués à l’échafaud, il se trouvait bien dépourvu de tout argument pour plaider aujourd’hui une cause perdue d’avance.
Rien de plus facile que de faire passer un bourreau pour une victime et une victime pour un bourreau, mais comment défendre la dangereuse logique à laquelle obéissaient ses nouveaux clients ? Qui avaient pourfendu à eux seuls des institutions séculaires et bafoué des lois morales léguées par nos ancêtres afin de lutter contre le chaos originel. Était-il possible d’absoudre un délit d’une telle ambition ? Comme les débats commençaient, il se hâta de rappeler que le criminel, une fois pris, devait abandonner toute forme d’arrogance s’il voulait éviter une inéluctable sentence.
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