Ils ont tant fait pour qu’on les oublie.
Ils vont être exaucés.
Cette fois, personne ne voulut d’eux sur la Terre comme au Ciel. Aucun empire dans tout l’univers n’était assez fou pour faire une place aux amants irréductibles. Afin de les voir disparaître à jamais, ils furent expédiés dans un monde dont on ne savait presque rien, immatériel et intemporel, qui terrorisait à la fois les partisans du bien et les artisans du mal.
Un monde que personne n’avait conçu, que personne n’aurait même imaginé, non pas issu d’une volonté, mais du contraire.
C’était le renoncement qui, voulant fonder son État, avait trouvé ce territoire reculé, inaccessible à toute forme de désir. Indifférent au rayonnement comme au chaos, le renoncement se savait bien plus puissant que dieux et diables réunis, trop occupés de leurs desseins démesurés, quand lui possédait une suprême capacité d’indifférence et cherchait l’inertie en toute chose. Devant un ennemi si puissant on pouvait enfin mesurer combien le mal et le bien avaient de points communs, combien ils étaient passionnés, capables de lutter main dans la main devant cette infinité froide, assez forte pour les absorber tous deux. Dieux et diables en arrivaient à se poser la question qu’ils redoutaient le plus : existaient-ils bel et bien, ou avaient-ils été créés par les hommes afin de lutter contre la terreur de voir toutes choses se terminer à jamais ?
On échouait dans ce monde-là en toute fin, après l’après, quand toutes les suites étaient épuisées, quand l’homme s’était enfin résigné à disparaître pour de bon, sans espoir de retour, sans qu’un papillon ou un crapaud daigne lui laisser son enveloppe charnelle, car plus rien n’existerait après lui, même ses cendres disparaîtraient, et il disparaîtrait aussi des mémoires de ses descendants qui jamais ne pourraient se douter qu’il a existé.
Si les hommes redoutaient tant ce royaume de l’absence, c’était parce que de leur vivant déjà ils le portaient en eux. Capables d’aimer ou de détester, leur plus grande inclination consistait à oublier, à afficher leur infini détachement, leur manque absolu de curiosité, là était la préfiguration de leur sort après la mort et non les béatitudes et les châtiments qu’on leur laissait entrevoir.
Les amants se retrouvaient dans cette bouche de néant, ni meurtris ni apaisés mais vidés de leur âme, pas même agités par le besoin de se chercher l’un l’autre. Pour la première fois, ils ne vibraient plus de la force d’attraction qui leur avait permis de tout surmonter, ils découvraient un état de désolation impensable, celui de ne plus désirer, de ne plus chérir, de ne plus espérer, de ne plus craindre la perte de quiconque, de ne plus redouter qu’il souffre puisque même la souffrance y était abolie.
Ah, s’ils avaient connu l’existence d’un tel lieu, ils auraient encore plus aimé, encore plus chéri, ils auraient supplié leurs semblables d’oublier toute économie, toute frilosité, toute méfiance. Ils apprirent là, et trop tard, que si le Paradis récompensait les prodigues et les bienveillants, si l’Enfer punissait les corrompus et les cyniques, il existait un autre territoire qui happait ceux qui avaient craint de vivre et de s’exposer, préférant l’évitement à la confrontation, la prudence à la tentation, la démission à l’engagement.
Un comble pour les amants, qui s’étaient consumés de passion, qui avaient refusé de guérir l’un de l’autre, et qui malgré leur acharnement à vouloir s’exclure du monde avaient appris à tant d’humains à ne pas étouffer leur désir sous l’amas des convenances. Ces deux-là ne méritaient pas de se retrouver dans ce royaume d’abandon, pareil aux limbes des âmes non nées.
Mille morts auraient été préférables à cette fin-là, sans morale, dépourvue de sens, comme si tout le chemin parcouru l’avait été en vain, et plus rien ne mettrait un terme à ce terme-là, car le temps avait beau se prémunir d’éternité, l’éternité semblait soudain aussi limitée que l’imagination humaine.
Déjà les battements de leur cœur s’espaçaient au point de les compter distinctement.
L’heure était venue de se dire adieu, de lâcher prise, de se dissoudre et d’accepter que rien après eux n’évoque leur existence, que leurs frasques n’inspirent plus la légende, que cette aventure humaine n’a été qu’un songe.
Mais avant que le tout dernier battement ne fût passé, ils allaient s’accorder un dernier souvenir.
Un seul.
Aussi fallait-il faire vite car leur mémoire s’écroulait maintenant par pans entiers.
Les mauvais s’étaient effacés les premiers, ne restaient que les plus harmonieux, les plus justes.
Un enfant sauvage à la peau ambrée tend une écuelle d’eau… Une ouvrière partage sa couverture lors d’une nuit glacée… Une Indienne cache sa détresse derrière un lumineux sourire… Un bourreau, la hache à la main, glisse à l’oreille des condamnés : Vous ne sentirez rien … Un moine se réjouit d’inculquer un savoir à des êtres frustes… Un maître donne à une inconnue ses deux chiens car sans eux elle ne survivra pas… Un anonyme offre le pain de la réconciliation… Un fou préfère la liberté à la sagesse… Un vieux couple a tout oublié sauf l’essentiel… Un mourant souhaite longue vie à une voyageuse… Un artiste recrée un visage sans l’avoir jamais vu… Dans la tourmente un matelot chante pour conjurer sa peur… Un tyran se repent d’avoir oublié son peuple… Un prisonnier fait de son codétenu un frère… Au théâtre, des spectateurs montrent autant de talent que l’auteur… Une mère est éperdue de reconnaissance pour qui a rallumé le regard de son fils…
Mais à peine évoqués ces souvenirs se délitaient aussi. Bientôt ne resta que le plus radieux.
Le premier regard échangé ce matin-là, au coin d’un bois.
Celui-là s’accrochait tant et si bien qu’il entraîna un nouveau battement, imprévu, insolent.
Car comment évoquer cet instant-là sans espérer le suivant, et tous les autres à venir.
Soudain, au milieu de rien, avant que l’oubli ne les aspire tout à fait, les cœurs des amants s’emballèrent à nouveau.
Le Néant, surpris par ce contrepoint inattendu, mais obstiné, craignit de perdre du terrain.
Et il les renvoya d’où ils venaient.
Sur une planète vide et morte, dont on disait qu’elle avait été le centre de l’univers, ils s’installèrent là où jadis brûlait le noyau qui la faisait tourner sur elle-même et autour du Soleil. Rien ni personne ne viendrait les y débusquer.
Or, à peine enlacés, ils sentirent sous eux un mouvement de rotation qui leur fit craindre que leur histoire ne s’arrête pas là.