Tonino Benacquista - Romanesque

Échouer à son tour plongeait le Diable dans un état inconnu. Pour la toute première fois on le décrivit comme dépouillé de son aura malfaisante, en recherche de sa dignité perdue, une bien indigne préoccupation pour qui était chargé d’accueillir les indignes dans son antre en fusion.

Les deux maudits en furent presque peinés ; triste spectacle que de constater une fois encore — peut-être la centième depuis leur tour du monde — que tout cynique devient l’être le plus démuni quand son cynisme lui revient au visage. Lui, l’auteur du catalogue universel de la faute, était incapable par pur orgueil de reconnaître la sienne. De maître des Enfers il devenait le roi des vaniteux, et l’annonce d’une telle vexation se propagea parmi les damnés reclus ici depuis la nuit des temps ; gouverné par sa suffisance comme un banal mortel, il n’avait pas su tenter ni punir deux âmes simples, pas plus qu’il n’avait insinué en eux l’horreur du remords. Il perdit alors son titre de grand ordonnateur des pénitences.

Et Satan fut la risée de tous.

Il les reconduisit lui-même aux portes des Enfers.

Après s’être assoupie un long moment, Louise reprend le volant, déterminée à atteindre avant la nuit le poste-frontière de West Berkshire qu’elle décrit comme une cabane au milieu des pins . Une fois installée à l’arrière, Mrs Green, l’écran sur les genoux, profite d’un signal de réseau suffisant pour regarder les informations sur une chaîne locale, puis consulte les #runninglovers qui affluent par dizaines.

Le plus intrigant est celui d’un employé aux archives de la préfecture de Seine-Saint-Denis qui pense avoir fait le lien entre la pièce Les mariés malgré eux et le fait divers réel dont elle s’inspire.

Il vient de numériser et de mettre en ligne deux documents relatifs à l’affaire, datant du XII esiècle, d’un couple condamné à mort pour blasphème. On trouve d’une part un procès-verbal d’audience, et d’autre part un dictum , l’acte d’accusation que l’on criait en place publique afin d’informer le peuple venu assister à une exécution.

Lesdits furent menés en ce point ès Halles de Paris, assis sur une planche en la charrette, vêtus d’une chemise et de chausses blanches .

Sans se prétendre historien, il souligne des détails qui prouvent que cette affaire-là n’avait pas été traitée selon les procédures de l’époque. Il invite quiconque voudrait pousser plus loin les investigations à venir consulter les originaux des documents dans ses réserves.

En relisant in extenso le procès-verbal d’audience, Mrs Green, la gorge nouée, voit ressurgir intacte la hargne des témoins à charge, la vindicte des religieux, l’hypocrisie des juges. Mais à l’heure des réquisitoires, une phrase prononcée par son mari vient atténuer la violence de toutes les autres. Pour voir si elle a résisté au temps, elle la lui envoie par message instantané.

Le car Greyhound ne s’arrêtera plus avant le poste-frontière de Saint-Bernard-de-Lacolle. Un habitué de la ligne, type latino, explique à Mr Green qu’un Blanc muni d’un passeport américain n’a rien à craindre. Et Mr Green qui jusque-là n’avait rien à craindre s’inquiète quand un inconnu tente de le rassurer. Pour couper court à la conversation, il saisit un journal abandonné sur un siège. Et le regrette à peine l’a-t-il ouvert.

Un éditorialiste du Washington Post agacé par l’intérêt qu’on porte à l’affaire des Français en cavale lui consacre paradoxalement une pleine page. Au propre comme au figuré, le monde subit un séisme par jour, aucun des cent conflits mondiaux ne connaît de fin paisible, la fracture Nord/Sud se creuse de façon irréversible, les ressources naturelles sont hypothéquées, chaque être humain vit à crédit sur un futur compromis, chaque enfant peut virer mass murderer à cause d’un jeu vidéo, et l’on perd son temps avec un fait divers ! À croire que le public s’est lassé de l’Histoire en marche et des morts qu’elle laisse derrière elle. Sur quatre colonnes il pousse un cri d’impuissance, lui qui trente ans plus tôt s’était engagé dans le journalisme au nom de la défense de la démocratie, lui qui avait soulevé des affaires, dévoilé des scandales, anticipé des complots, lui qui avait parfois su façonner l’opinion publique, voilà qu’en fin de carrière l’opinion publique le façonnait, lui. Il n’y a pas si longtemps, il envoyait ses reporters dès qu’une révolution sourdait quelque part dans le monde. Aujourd’hui il suffit de se connecter sur YouTube ! Et les politiques, l’œil rivé sur les réseaux sociaux, n’ont plus besoin de communiquer par voie de presse, un tweet rageur tapoté du bout du monde atteint bien plus vite sa cible. L’information vient d’être assassinée par le buzz , concurrent invisible et invincible qui choisit ici de s’arrêter sur un petit couple de clandestins — des Français ! — , marginaux dans leur pays, connus des services de police pour leur insoumission. Les États-Unis ne comptent-ils pas assez de malfaisants pour s’intéresser à ces deux-là ? Dès lors, pourquoi s’étonner de la disparition des idéologies, de la démission des élites et de la fin des grandes espérances ?

Mr Green interrompt sa lecture quand il reçoit un texto de sa femme :

C’est une fort belle chose que d’honorer Dieu, mais c’est lui rendre un parfait hommage que de chérir une de ses créatures plus encore que Lui-même.

Il ne se souvient pas d’avoir prononcé cette phrase mais il la trouve juste. Et finalement, assez logique.

Le maître des Enfers ne les avait pas rejetés là par hasard.

Il leur avait imposé ce cadeau empoisonné, espérant que le monde moderne leur en réserverait de bien pires. Car en cet endroit précis du globe, quelque dix siècles plus tôt, les amants avaient échangé leur tout premier regard à en perdre connaissance. Et à nouveau ils faillirent s’évanouir, pour des raisons cette fois fort éloignées de toute pâmoison.

Ils se retrouvaient au milieu d’une aire immense, remplie d’une myriade de blocs métalliques dont certains étaient mobiles, se frôlant et se croisant dans d’exigus passages, de petites voitures sans attelage, bruyamment propulsées par leur propre mécanique, contenant chacune un à quatre passagers. Celles qui arrivaient dans cette enceinte prenaient la place de celles qui en sortaient, en se parquant selon un ordre tracé en blanc sur un sol noir étonnamment plat. Une fois hors de leur véhicule, les occupants se munissaient d’étranges brouettes en fer forgé avant de s’engouffrer dans une énorme halle recouverte d’un toit, longue comme cent granges alignées et haute comme une citadelle.

Il s’agissait du parking d’un centre commercial dans son léger va-et-vient du matin.

Épouvantés, les amants serrés l’un contre l’autre tentèrent de fuir ce décor démesuré, aux contours et aux matériaux inconnus, aux bruits inédits, aux remugles inquiétants, à l’énigmatique symétrie. Comme encerclés à ciel ouvert, ils longèrent les grilles de l’enceinte sans trouver d’issue, quand soudain ils aperçurent au loin, comme un phare dans la nuit, la cime d’un chêne. Priant pour y trouver une forêt, intemporel abri, ils s’élancèrent vers lui mais s’arrêtèrent au bord d’une autoroute infranchissable sinon au péril de leur vie, une frontière furieuse où des files entières de ces véhicules infernaux se croisaient comme s’ils se chargeaient les unes les autres en s’évitant au dernier moment — une guerre dont ils ne voulurent pas connaître le détail. Profitant d’une trouée, ils s’élancèrent vers les bois et s’y enfoncèrent jusqu’à ce que s’estompe le bruit de ces monstres de métal. À bout de souffle ils se laissèrent glisser à terre comme deux petits soldats hors de portée des canons, épuisés mais vivants.