Tonino Benacquista - Romanesque

Le Diable se rendit à l’évidence : cette épreuve les avait rapprochés plus encore. Une transe trop vite abrégée ! Tout ce temps offert à leurs retrouvailles ! Une provocation dont la rumeur bruissait déjà dans les autres cercles de son Enfer. L’échec était cinglant et le scandale complet.

Sans s’avouer vaincu, le Diable tenta une manœuvre qui par le passé s’était révélée imparable. À chacun d’eux il fit entrevoir le bonheur qu’ils auraient pu connaître s’ils ne s’étaient jamais croisés.

Le génie du mal méritait ici sa réputation. En leur proposant un destin exceptionnel, il n’allait pas commettre l’erreur de les soumettre aux habituelles tentations pour lesquelles se damnerait la première âme venue — sur ce plan les humains étaient fort prévisibles, la plupart se jetant sur les promesses d’opulence et de lucre, d’autres préférant assouvir de vicieuses pulsions, dévorés de désir pour des corps d’une incomparable beauté. Et, afin de jouir en paix de tous ces bonheurs, le Diable apportait une garantie sans laquelle son marché était caduc : une totale et irrécusable impunité, Graal suprême de tout profanateur.

Mais, avec ces deux-là, capables d’exaspérer leurs hôtes les plus patients, il fallait procéder autrement.

Ainsi chacun vit dérouler sous ses yeux le sort qui aurait pu être le sien.

Le braconnier se revoit maintenant marcher dans sa forêt, prêt à relever ses collets, sans savoir qu’au bout du chemin l’attend sa promise.

Or il entend les râles d’un malheureux, abandonné au pied d’un arbre par des scélérats qui viennent de le détrousser sans se priver de le rosser pour le plaisir. Après tout, le braconnier n’a pas vocation à secourir tous les moribonds du monde, et Dieu sait s’il en a croisé, il a lui-même frôlé la mort sans que personne ne s’en émeuve. Mais sa conscience le travaille et, de mauvaise grâce, il consent à gaspiller son temps et sa force à charger le blessé sur son épaule pour tenter de lui sauver la vie dans le village le plus proche.

Il se trouve que le miraculé est bien né, un baron régnant sur un immense domaine. Éperdu de reconnaissance, il ouvre à son sauveur les portes de son château. Le baron et le braconnier deviennent amis, cette expérience commune les a transformés tous deux. En secourant un mourant, l’homme du peuple se découvre une capacité de compassion qui bouscule ses principes égoïstes au point de faire naître en lui des idéaux de bienfaisance. En se voyant sauvé par un humble, le baron réalise soudain la vanité de ses volontés de puissance et de richesse ; touché par la grâce, il veut rendre ce qu’il a reçu.

Ils forment ensemble le projet d’une société dont la vocation consiste à offrir des soins aux plus démunis, à bâtir des refuges et des hôpitaux où les vagabonds seront humainement traités. À la cour de France, le baron instruit le roi lui-même de son projet, un roi que l’on dit malade et qui l’est plus encore. Au seuil de la mort, résigné à rejoindre Dieu, il signe le décret que le baron lui soumet pour laisser de lui le souvenir d’une infinie bonté.

De son côté, la jeune fille, ce matin-là, s’est levée dès la rosée pour aller cueillir des fleurs dont les dames de la seigneurie aiment à orner leurs salons. En quittant le château, plus riche de cent sous, elle a le choix de retourner en forêt — sans se douter qu’elle va y rencontrer un certain braconnier — ou de dépenser son salaire chez un savetier afin de remplacer des souliers trop vite usés par ses incessantes randonnées.

Elle choisit le chemin du bourg et croise dans une rue mal famée une mendiante rachitique, qui, faute d’inspirer la pitié aux passants, devra bientôt vendre son corps si elle veut survivre. C’est alors que la glaneuse prend la folle décision de lui donner ses cent sous pour soulager sa détresse, calmer sa faim et peut-être sauver sa vertu. La mendiante, qui n’en croit pas ses yeux, pleure dans les bras de cette généreuse inconnue et quitte ce quartier de perdition.

Pourtant c’est dans ce même quartier qu’un an plus tard la cueilleuse retrouve sa mendiante, qui a créé avec l’aide d’anciennes filles perdues un ordre laïque consacré à la cause des femmes en disgrâce. C’est désormais une armée qui s’apprête à rejoindre la cour de France. Bienfaitrice involontaire de cet ordre, la cueilleuse lâche son panier pour monter à Paris, où elle s’attire le respect du roi et obtient la reconnaissance de droits en faveur des femmes.

Les amants maudits furent frappés de stupeur. Le Diable n’aurait pas été le Diable s’il n’avait été capable d’atteindre ce point incandescent de perversité en prônant le bien et non le mal pour parvenir à ses fins. Magistral ouvrage, comble à la fois de l’ironie et de la perfidie, que de soumettre ses damnés à la tentation du bien, car aucune autre, il le savait, n’aurait eu la moindre chance de créer le doute en eux. L’occasion leur était donnée de marquer à jamais l’histoire humaine en contribuant de façon inespérée à un monde meilleur, celui qu’ils auraient aimé trouver à la naissance.

Ils n’avaient désormais qu’un mot à dire pour se retrouver dans cette forêt-là, ce matin-là, la mémoire vierge de tout souvenir. Prêts à s’engager dans une aventure où chacun côtoierait le sublime et non plus l’adversité. Prêts à vivre le tout premier jour, non de leur idylle, mais de leur mission humaniste. Cette chance que Dieu ne leur avait pas accordée, le Diable la leur offrait.

Il leur suffisait de se renier l’un l’autre.

Cependant les amants ne se sentaient aucune vocation à être canonisés. La passion qu’ils se vouaient les avait rendus plus sensibles aux douleurs de leur prochain et jamais ils n’avaient raté une occasion d’accomplir un geste gracieux. Mais ces nobles sentiments prenaient leur racine dans un seul, qui s’était imposé à eux un certain matin d’automne. Et sans doute ne se seraient-ils jamais souciés d’autrui s’ils n’avaient connu cet irrépressible élan vers un merveilleux inconnu. Sans le plein accomplissement de ses propres désirs et de ceux d’une âme sœur, altruisme et don de soi n’étaient que de pieux principes, vides de conviction mais pleins de feinte solennité. Comment s’imaginer accomplir le plus petit acte de charité sans avoir connu, en tout premier lieu, cette révélation-là ? Le braconnier et sa glaneuse avaient le cœur grand comme une église, mais celle-ci leur eût paru bien déserte si l’autre jamais n’y avait pénétré.

Au Diable ils exprimèrent leur gratitude, mais ils n’étaient pas dignes de cet honneur et ils se prétendirent incapables de parcourir un tel chemin de miséricorde. Devant l’ampleur de la tâche, ils préféraient retourner à leur sort de pénitents, à jamais unis dans le supplice des vents.

On assista alors à un spectacle inédit depuis la création des Enfers et qui jamais ne devait se reproduire. Le Malin quitta sa posture pour faire part de sa réelle indignation, les traitant d’égoïstes, et les pires jamais reclus chez lui, au point qu’il admit s’être trompé en leur ayant réservé le cercle des luxurieux au lieu de celui des indifférents. Comment osaient-ils préférer leur misérable intimité à cette occasion unique de donner aux humains le sens de l’équité, leur épargnant des siècles d’injustices et d’errements ?

C’était bien Satan qui parlait ainsi, sincèrement accablé comme aurait pu l’être un cœur noble, l’ange qu’il avait été jadis avant d’être déchu.

Son courroux en rappelait un autre aux amants, issu du même reproche d’ingratitude. Après les invectives de Dieu ils subissaient celles du Diable, et dans des termes somme toute assez proches.