À partir de vieux vêtements trouvés çà et là ils se confectionnèrent une tunique, un jupon, des hauts-de-chausses, un calot, des sandales, en tout point semblables à ceux de leur jeunesse. Renouant avec le langage de l’époque, ils créèrent une sorte de duo joué et chanté, mettant en scène des fabliaux qu’eux-mêmes avaient applaudis autrefois. La chanson de la Vieille ronde suscita les bravos, celle des Cent quatre-vingts pucelles remplit leur sébile.
À Rouen il y a cent quatre-vingts pucelles. Et elles dansèrent dessus un pont de verre. Le verre cassa et l’on tomba par terre. Par ici passa le beau roi d’Angleterre. Les salua toutes hormis la plus belle. Tu ne m’as pas saluée maudit roi d’Angleterre. Je ne te salue pas car tu n’es plus pucelle .
À la gaudriole, qui faisait toujours recette, ils ajoutèrent de petits contes moraux, Les deux bourgeois et le vilain, La vieille qui oint la paume du chevalier , resserrés dans de courtes versions afin d’être saisies au vol par des passants qui y voyaient leur minute spirituelle — au coucher, c’était cette minute-là qui avait tenu bon. Le Moyen Âge inspirait confiance, au point d’en oublier ses cruautés et ses misères pour n’en retenir que ses vérités séculaires, avant que les hommes ne s’éprennent de leur propre parole. Au bout du compte, ils avaient connu la Renaissance, comme ceux d’aujourd’hui espéraient la leur.
À force de déambuler entre les parvis et les agoras, attifés comme des serfs, ils s’étonnaient d’être reconnus et même attendus, comme eux-mêmes avaient guetté les caravanes de comédiens. Au son du pipeau dans les couloirs du métro, les habitués ralentissaient le pas et s’accordaient une chanson en susurrant des paroles issues d’une mémoire collective. Les troubadours avaient pour habitude de terminer leur récital par une complainte à deux voix, plus pour leur propre plaisir que pour celui d’un public à mille lieues d’en apprécier la sincérité. À nos noces sont venus , écrite l’année même de leur exécution, était aujourd’hui reconnue comme un fleuron du répertoire galant. L’homme entonnait : ay pris dans mes collets une mignarde fille , la femme poursuivait en canon : ay cueilli ce matin un tout charmant gamin , puis ils égrenaient en chœur les épisodes tendres et cruels de leur union jusqu’à sa triste fin : Puisque de moy n’avez pitié, nous dit le roy, tantost il vous faut trépasser.
Rude était la concurrence de la mendicité, mais bien impuissante face à leur duo, car le simple miséreux, tête basse et main tendue, ne proposait qu’une mauvaise conscience dont le passant s’était désormais lassé, lui préférant l’instant de rêverie qu’offraient cette femme et cet homme qui autrefois auraient pu être ses ancêtres. On les savait authentiques dans leurs rôles sans pouvoir expliquer pourquoi, on enviait leur pouvoir de retourner là-bas le temps d’un conte, comme des voyageurs du temps.
Ils tracèrent un itinéraire des fêtes médiévales pour y donner leur spectacle ou se faire embaucher au service. Au grand rassemblement de Saint-Jean-de-Hilaires, ils se produisirent entre autres trouvères et jongleurs. Durant le Banquet des Ménestrels, dans la salle voûtée d’un donjon, ils servirent une ripaille de volailles anciennes, de légumes oubliés et de vins aromatiques. À la Foire d’Estonville, ils donnèrent aux artisans de précieux conseils sur la fabrication des couteaux à manches de corne, des lampes en argile, de l’encens, des teintures, et des vins de sureau et de coing. Au Tournoi du Bréal, ils s’invitèrent dans une querelle de médiévistes qui dépeignaient avec une belle assurance la vie quotidienne au XII e siècle comme s’ils en revenaient. À la Nuit du Fabliau de Saint-Sauvat, ils gagnèrent le grand prix.
Ils se rendaient d’un événement à un autre le plus souvent à pied, s’arrêtant çà et là pour jouer leur numéro les jours de marché, sans plus prendre la peine de se changer en route, leur costume de scène étant pour eux, et depuis mille ans, leur habit du quotidien. On les photographiait, on les saluait de loin, on les renseignait volontiers, y compris les gendarmes, loin d’imaginer que ces deux énergumènes, mi-pèlerins mi-paysans, n’avaient aucune identité légale.
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En descendant la côte vendéenne pour rejoindre les Festoieries de Saint-Luc-du-Grey, ils firent halte pour deux nuits dans un gîte, qu’ils payèrent intégralement en pièces de monnaie, ce qui agaça Anna la tenancière pourtant habituée à voir défiler toutes sortes d’excentriques. Le soir venu elle s’excusa pour sa mauvaise humeur, avouant une migraine particulièrement tenace en cette fin de haute saison. Elle évoqua le tyran qui régnait dans son crâne, cruel, injuste, impossible à renverser. Elle avait essayé, en plus d’une médication lourde qui lui avait ruiné le foie et l’estomac, quantité de thérapies, de l’acupuncture à l’hypnose, avant de s’en remettre à des charlatans assez malins pour faire renaître l’espoir en elle. Comme une faute à expier, elle se résignait à porter cette croix un peu plus lourde d’année en année — sans doute avait-elle commis des actes ignobles dans une vie antérieure pour payer un tel prix. Il ne lui restait plus désormais qu’à se taper la tête contre les murs, et non au sens figuré mais au sens propre, quitte à s’écrouler à terre évanouie et se faire traiter de folle.
Le lendemain, les amants ne passèrent pas la journée ensemble. L’épouse laissa son mari affronter seul les rouleaux de l’Atlantique pendant qu’elle se rendait en ville pour y acheter des herbes séchées qu’en des temps reculés elle aurait cueillies elle-même. Le pilon à la main, elle élabora une poudre et une pommade dont les recettes lui avaient été léguées par une guérisseuse de son village qui la mandatait jadis pour lui collecter ses ingrédients de base. Une cuillerée dans un verre d’eau avant le coucher et, en cas de crise aiguë, l’application sur le front d’une compresse imprégnée d’une pâte à base de graines et de racines.
Anna se réveilla dans un curieux état ; un vide intérieur se remplissait peu à peu de sensations disparates où se mêlaient la lumière du soleil, l’odeur du pain chaud, le besoin d’embrasser les siens, et l’envie d’en découdre avec le jour à venir. Elle eut grand-peine à croire son mari, Gilles, quand il lui affirma que chacun de ses réveils ressemblait à celui-là.
Lui aussi se montrait curieux de ces clients qui s’étonnaient de tout comme débarqués d’une île déserte mais liés à la nature de façon presque magique et intuitive, soucieux des vents, des marées, des saisons, de la flore locale. Leur perception du monde matériel se faisait, comme chez les enfants, par les cinq sens, prompts à goûter, toucher, observer, sentir ou écouter tout ce qui leur paraissait inconnu.
Hôtes et patrons firent connaissance. Après avoir élevé leurs enfants, bâti un gîte, fêté leurs quarante ans de mariage, l’âge de la retraite avait sonné pour Anna et Gilles. Au Québec les attendait une petite maison en bois avec vue sur le fleuve Saint-Laurent. Gilles y était né et il lui tardait maintenant de retrouver sa fratrie, son enfance, ses hivers de cristal. Il invita les deux saltimbanques à venir les visiter là-bas. Ils acceptèrent par pure politesse, loin de se douter que l’occasion s’en présenterait un jour, et plus vite qu’ils ne le croyaient.
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Aux Festoieries de Saint-Luc-du-Grey, ils firent un triomphe. Invités à jouer leur numéro dans quantité de manifestations, ils se réjouirent d’ajouter de nouvelles étapes à leur tour de France.
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