Les deux SDF quittèrent le poste à bord d’une estafette afin d’être transférés dans le bureau d’un juge d’instruction qui procéderait à leur mise en examen et demanderait leur détention provisoire. Il allait devoir réussir là où le capitaine avait échoué en n’obtenant aucune réponse aux questions élémentaires : nom, prénom, âge, lieu de naissance. En ce XXI e siècle où tout faisait trace, où il était désormais impossible de tourner un coin de rue, d’acheter de quoi se nourrir ou d’entrer dans un théâtre sans qu’une machine n’en atteste, comment deux individus avaient-ils pu se rendre invisibles ? Quoi qu’ils aient commis sur la voie publique, rien ne semblait plus urgent que de connaître leur identité, faute de quoi, la preuve serait faite d’une faille dans le système.
À moins qu’on ne tienne là une affaire d’envergure, mettant en scène un homme et une femme jamais déclarés à la naissance, un frère et une sœur tenus secrets par leurs parents pour de sordides raisons, élevés dans une cave, réapparus à l’âge adulte, ce qui expliquerait leur repli sur soi et cette curieuse langue connue d’eux seuls. Le juge d’instruction, impatient de leur arrivée au palais de justice, se réjouissait déjà de bousculer la monotonie des affaires en cours.
Ce transfert en véhicule de police constituait donc, pour les amants, leur unique chance de s’évanouir dans la nature avant de nouvelles complications. La peur de se voir séparés pour de bon et pour longtemps les plongea dans un état d’agressivité parfaitement inattendu pour leurs gardes qui pensaient n’avoir rien à craindre de simples vagabonds, dociles jusque-là, pas même en état de manque. Les malheureux gendarmes, agressés, mordus, griffés, frappés et piétinés par des diables furieux, ne pouvaient imaginer que durant cet interminable déchaînement — qui avait duré moins d’une minute — ils avaient été pris pour des pirates et des Cosaques.
Et de fait, les deux déments ne virent jamais le juge d’instruction, qui en apprenant leur évasion retourna sa colère contre le prévenu assis devant lui, lequel, par comble de malchance, avait tiré le mauvais numéro de dossier.
Deux individus sans existence légale s’étaient signalés au monde ce soir-là, dans la violence et la révolte. Un procès-verbal constituait, à ce jour, leur acte de naissance.
La fenêtre de leur chambre d’hôtel donne sur une petite place arborée, au centre de Montréal. Leurs retrouvailles ont été de courte durée. À peine enlacés ils se sont évanouis de sommeil devant un écran allumé où parfois il est question d’eux. Sur la table basse, leurs ordinateurs et leurs téléphones vibrent, tintent, mènent une vie autonome. Les #runninglovers , messages, articles et liens tombent en pluie. La légende des amants s’écrit désormais sans eux et malgré eux.
Dans son blog, un spécialiste de la théorie du complot laisse entendre que les deux Français en cavale seraient au carrefour de plusieurs énigmes dont toutes ne dateraient pas de ce siècle. Habituellement traité de malade mental, il compte désormais trente mille connexions par jour.
Le consulat de France à Chiangmai, en Thaïlande, va publier la première transcription d’un manuscrit de langue française, signé de la main d’une femme, qui raconte un procès ayant eu lieu trois cents ans plus tôt dont elle prétend être l’inculpée. On expertise le document afin d’y déceler des traces ADN exploitables.
Le doctorant de l’université de Durham relance son enquête sur la réécriture des Mariés malgré eux . Il vient de mettre la main sur le carnet de bord du capitaine Lewis Knight qui consigne la présence sur son navire d’un Français en partance pour la Chine afin d’y retrouver sa femme.
Un Parisien a posté sur YouTube la vidéo, tournée dans le métro, d’un duo de chanteurs folkloriques devenus célèbres depuis. Il joue du luth, elle du tambourin.
Sur son site, un artiste spécialisé dans la 3D met en relation le médaillon de Giacomo Tadone, tout juste acquis par la Galerie des Offices, et le portrait-robot de ce Français recherché aux États-Unis, pointant là une ressemblance étonnante.
Les autorités se révélant impuissantes à expliquer qui est ce couple surgi hors du temps, l’imagination collective a pris le relais. Les forums virtuels, mille fois plus puissants que ceux d’antan, reconstituent progressivement l’histoire des amants qui toujours renaissent de leurs cendres.
La profusion des témoignages converge vers une même version, folle et démesurée, que nul ne songe à soumettre aux analyses rationnelles.
La rumeur médiatique, impossible à endiguer, atteint des records de popularité. Et ceux qui se passionnent sont des anonymes, des gens de tous les jours, lassés de la crapulerie ordinaire, lassés d’une actualité anxiogène, lassés de l’observation pernicieuse des mœurs du voisin, lassés de l’apologie de la stupidité étalée sur les écrans. Ce public à qui l’on imposait des idoles, cyniques, marchandes et médiocres, a cette fois décidé de s’émouvoir du sort de deux rebelles qu’on dirait dotés de pouvoirs surnaturels.
Mais la vraie raison de cet engouement populaire est d’ordre individuel, intime et presque inavouable, car une rumeur en dit bien plus sur celui qui la colporte que sur celui qu’elle désigne.
Quiconque a été touché par l’affaire des amants s’empresse de la partager avec une personne choisie, ô combien choisie, pudique façon de lui envoyer un message romantique, de lui suggérer l’idée qu’ils auraient pu être ces deux-là, rêve à jamais inassouvi de vivre un conte moral et immoral à la fois, un rappel de ce qu’aurait été l’amour il y a longtemps, avant les inextricables malentendus qu’il suscite aujourd’hui, avant qu’on ne l’épuise de rhétorique, avant que la crainte de l’engagement ne le paralyse, avant qu’on ne le réduise à des statistiques, qu’on ne calcule ses probabilités, qu’on n’optimise ses hasards, qu’on ne pourfende ses idéaux, qu’on ne commente ses limites. Avant que pragmatisme, réalisme, empirisme, rationalisme ne lui fassent front commun, avant que la peur de souffrir ne fasse souffrir, avant qu’on ne lui préfère une solitude garantie tous risques. La force de cet amour-là n’a pas besoin de discours, de sociologie, d’analyses conceptuelles : il s’est rebellé, il a pris le maquis, il a mordu un système entier, griffé un pouvoir en place, piétiné une autorité. Et tant qu’ils sont en cavale, on souhaite aux fugitifs un destin hors du commun, sauvage, et jamais révélé.
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Il leur reste à parcourir une dernière ligne droite de cinq cents kilomètres. En roulant toute la nuit, ils seront vers les huit heures du matin dans la petite ville de Tadoussac, au bord du Saint-Laurent.
Une fois réveillés, ils commentent à tour de rôle la façon dont s’est déroulé leur passage de frontière. Ils font le même constat : quitter les États-Unis s’est avéré bien moins ardu que d’y entrer.
Après l’agression des gendarmes dans le fourgon de transfert, la préfecture de police avait déployé des moyens inhabituels, avec barrages et battues. Fuir la France les avait contraints à écumer les bas-fonds et affronter des voyous plus ou moins talentueux. Il leur avait fallu distinguer l’aigrefin efficace du petit caïd qui se prenait pour le Diable en personne — un jean-foutre pour ceux qui avaient connu le Diable en personne. Un expert en clandestinité leur avait forgé au prix fort une identité, avant de les confier à un passeur qui leur avait fait traverser l’Atlantique dans un container de cargo. La destination s’était imposée d’elle-même.
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