Tous deux se remémoraient ce triste matin où, bannis par leur village, ils avaient rassemblé à la va-vite leur barda ; comment oublier ce chagrin si particulier de celui qui fuit sa terre, cette sensation d’abandon qui fait de l’adulte un orphelin, d’un honnête homme un vagabond, condamné à rester un passager sédentaire dans un pays inconnu. Et même si ce pays offre des paysages sublimes et des richesses naturelles, il portera à jamais le nom de nostalgie pour celui qui vient d’ailleurs.
Or en cet instant précis, et dans cette forêt-là, ils auraient dû éprouver le sentiment inverse, celui du légitime retour. Cette forêt était la leur, ils y étaient nés, ils s’y étaient nourris, ils y avaient abrité leur amour naissant, ils s’y étaient cachés des importuns, et personne ne la connaissait mieux que la glaneuse et le braconnier de jadis. Après avoir parcouru le monde de part en part, son Ciel et son Enfer, leur cœur aurait dû leur dire : C’est ici . Le vent qui soufflait aurait dû chanter comme une mélodie, les arbres auraient dû ruisseler de sève, l’humus parfumer l’air, les fruits regorger d’un jus suave, la faune s’agiter à foison, les frondaisons envahir l’horizon.
Et pourtant ils ne reconnaissaient en rien leur forêt d’antan, désormais ordonnée et propre, taillée, clairsemée, sèche, désertée par toute forme de vie, y compris les insectes. Elle ne donnait ni baies, ni gibier, ni même une ombre, et sa lumière semblait terne et brouillée comme le vert des feuilles et le brun de la terre. Impossible alors d’espérer s’y bâtir un refuge, de s’y refaire une vie. Bien vite, il leur faudrait retourner dans le monde et tenter de s’en accommoder.
*
Se mettre à jour de trois cents ans de civilisation leur prit moins de deux heures. Pendant leur absence on avait créé des écrans capables de contenir toutes les images du monde, de donner accès à l’ensemble des connaissances humaines, de rendre la planète bleue visible du ciel, de dessiner les contours de l’infiniment petit, de permettre de s’introduire dans chaque foyer, fût-il aux antipodes. Et si l’on tenait à s’y rendre, un avion vous y déposait en moins de temps qu’il n’en fallait pour oser imaginer un tel voyage. Ayant traversé les océans, les déserts, les steppes, à pied, à cheval, en bateau ou à dos de dromadaire, les amants s’interrogèrent : se seraient-ils retrouvés plus vite s’ils s’étaient cherchés aujourd’hui ?
Ils étaient en droit de s’attendre à de grands bouleversements philosophiques et politiques mais la formule de la cohabitation harmonieuse entre les peuples n’avait pas encore été découverte. La quasi-totalité des États avait choisi un modèle économique basé sur le profit et la consommation, et un système de gouvernement où s’affrontaient progressistes et conservateurs. Dans ce monde nouveau on s’étripait toujours au nom des idéaux, des races, des religions et des ressources naturelles, mais cette fois avec des arsenaux capables de déclencher des cataclysmes, et ce malgré les incessants conciliabules des dirigeants. Les cartels financiers, consortiums, trusts et holdings, qui avaient remplacé les potentats et les monarchies, se livraient une guerre avec une sauvagerie dont les tyrans de naguère auraient été incapables, lesquels avaient presque tous disparu, dépassés par une autorité bien supérieure à la leur, celle des marchés. Comme par le passé, s’élevait parfois la voix de la sagesse et de la bienveillance, mais il suffisait qu’un sage soit mêlé à dix autres pour sombrer lui-même dans la cacophonie et finir par crier lui aussi au lynchage. Si de chaque individu on pouvait se faire un ami, le groupe restait infréquentable.
Ils découvrirent aussi — c’était là une horreur tout à fait inédite — que l’espèce humaine avait obéi à une volonté systématique, tenant à la fois du crime et du suicide, de mettre à sac la nature qui la nourrissait. Et Dieu sait si les amants avaient vu des pillards à l’œuvre. L’homme nouveau, s’arrêtant devant un paysage aux reflets délicats, s’était demandé comment l’enlaidir. En respirant la brise chargée des parfums de la flore, il s’était ingénié à l’empuantir. En croisant un animal majestueux et indompté, il s’était interrogé sur la manière la plus sûre de l’exterminer. Grâce aux progrès de la science, il savait comment empoisonner une rivière et contraindre un champ à ne plus rien donner. Persuadé de son hégémonie sur Terre, il s’était imaginé qu’en détruisant toutes les autres espèces la sienne serait épargnée. La nature qui jusque-là s’était réparée elle-même semblait avoir épuisé toutes ses ressources et se laissait mourir, souillée et humiliée. Ce monde où vivaient heureux des glaneuses et des braconniers était mort avec eux.
Ils auraient pu malgré tout s’adapter à la vilenie de ce siècle si celui-ci n’avait été aussi arrogant et péremptoire. Stupéfaits par l’odieuse logorrhée humaine, ils pénétrèrent dans des bibliothèques virtuelles et se perdirent dans des labyrinthes de discours où s’exprimaient l’homme politique comme le simple citoyen, l’intellectuel comme le vulgum pecus, le religieux comme le laïque, eux-mêmes commentés par des analystes, experts et observateurs, tous déterminés à faire sens, tous possédant le copyright de la vérité, tous persuadés d’être dotés d’une conscience mais dépourvus du moindre doute. Les amants se souvinrent de leur année passée à apprivoiser les mots, à oser les recréer sous la plume, à articuler une pensée. La moindre phrase était autant un arrachement qu’une victoire, et le simple fait qu’un autre la lise était un honneur. Et voilà que l’homme avait dévoyé, dilapidé le langage, et pour quel résultat.
Après avoir connu l’obscurantisme puis la lumière, les amants auraient pu délivrer un message aux hommes avant qu’ils ne s’anéantissent. Leur dire à quel point Dieu s’obstinait à rester indéchiffrable, et que pour des raisons connues de Lui seul, sublimes à n’en pas douter, Il préférait rester sourd, muet, lointain, punissant ses créatures de n’avoir pas su vénérer Son suprême et incompréhensible dessein. Quant au Diable, il n’avait qu’une seule vertu, la patience, car nul besoin de son imagination pour contribuer à la fin du monde, il lui suffisait d’attendre, curieux, comme au spectacle, s’amusant de tant de créativité malfaisante, au point où parfois on pouvait penser que c’était lui, et lui seul, qui avait créé l’homme à son image.
Mais comment ne pas passer pour des fous au milieu des cassandres et des prophètes d’aujourd’hui ? Comment se faire entendre des peuples lassés des exhortations à penser comme il se doit ?
Sur cette Terre qui tournait à l’envers, les amants préféraient relever un autre défi, celui de terminer cette vie qu’on leur avait volée, dans un endroit assez retiré pour y contenir des vérités plus dévastatrices qu’un raz de marée.
En des temps plus austères, ils n’avaient eu nul besoin de réverbère pour trouver leur chemin dans la nuit, de maréchaussée pour se défendre, du denier de l’État pour se nourrir, de médicaments pour se soigner. Après avoir suscité la rage d’un roi fou, surmonté la fièvre du désert, le froid à glacer les sangs, la faim à gémir de douleur, après avoir connu les hordes meurtrières, après s’être échappés d’un asile de fous, d’une geôle, d’une cage, d’un palais princier, après avoir évité le mousquet et le poignard, ils n’attendraient rien de quiconque, et pour peu que le système leur foute la paix, ils foutraient la paix au système.
*
Elle redevint glaneuse dans sa version moderne qui consistait à attendre la fin des marchés pour disputer à d’autres indigents des denrées abîmées. Le braconnier se fit chapardeur, ravalant sa honte, car quelles que fussent les circonstances il n’avait jamais eu à spolier quiconque de son bien. N’ayant ni la force ni l’envie de s’établir dans une époque qu’ils ne respectaient pas, ils imaginèrent bientôt un moyen de subsistance en redevenant les manants de jadis.
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