Comme si leur lien résistait toujours, plus précieux que tous les autres. Comme si, à cette gigantesque fraternité spirituelle, les deux préféraient encore leur complicité d’antan. Comme si toute la connaissance et toutes les expériences désormais acquises leur semblaient bien faibles au regard de leurs souvenirs terrestres.
*
Mais là n’était pas le plus troublant.
À leur contact, les élus revisitèrent leur propre histoire. Et renouèrent peu à peu avec l’un des pires sentiments humains. Le plus inattendu dans un territoire si paisible.
Jadis, ils avaient œuvré à rendre le monde moins cruel. L’amour de Dieu pour ses créatures avait inspiré le leur. Poussés par la plus précieuse des vertus, ils s’étaient consacrés au bien commun. Ils s’étaient rangés, sans qu’on le leur dictât, parmi les prodigues, et leur bonté, et leur sincérité étaient sans pareil.
Mais avaient-ils aimé un seul de leurs semblables plus qu’eux-mêmes ? Au point de perdre tout bon sens ? Avaient-ils connu l’ardeur et l’embrasement ? Avaient-ils atteint ce point d’incandescence au contact de l’autre ? Avaient-ils été dévorés d’impatience hors de sa présence ? Avaient-ils à la fois défié Dieu, les hommes et la mort pour une seule personne ?
Tous les élus du Ciel doutèrent d’avoir jamais su ce que le mot aimer recouvrait vraiment.
Pire encore, ils doutèrent d’avoir un jour été vivants.
Peut-être avaient-ils raté quelque chose lors de leur passage sur Terre. Ce quelque chose, n’eût-il duré qu’un instant, jamais ne se rattraperait, et toute la béatitude éternelle ne suffirait pas à les consoler.
*
Et le Paradis entier fut pris de nostalgie.
*
Dieu se vit contraint de prendre une mesure exceptionnelle. Comment tolérer que deux ingrats qui n’avaient eu que faire de Sa clémence viennent troubler la sérénité et la splendeur de l’Éden ?
Offensé pour la seconde fois, le Tout-Puissant imagina pour eux la pire épreuve.
Il allait les lâcher à nouveau parmi les vivants, mais séparés l’un de l’autre, car là était leur vraie pénitence et leur seule chance de rédemption.
Et Dieu les rejeta chacun aux antipodes.
Puis se détourna d’eux à jamais.
Au Chicago Theatre le spectacle est interrompu juste avant le dénouement — revenus sur Terre, les amants sont condamnés à se chercher l’un l’autre. Soudain la scène devient la salle et la salle devient la scène quand du parterre surgissent des hommes armés — mais prudents, on sait les suspects dangereux.
Et pourtant ils semblent si vulnérables, là-haut, toute fuite leur est impossible. C’est la fin de la cavale. Bientôt on leur mettra des chaînes aux poignets et aux chevilles, on les revêtira d’une combinaison orange, on les jettera dans des cellules séparées. Ils sont déjà passés par là mais cette fois ils n’y survivront pas.
À l’orchestre un homme plus hardi qu’un autre s’enquiert auprès des forces de police de cette interruption, on lui répond de se tenir tranquille dans son fauteuil, dans moins de cinq minutes tout rentrera dans l’ordre et le spectacle reprendra.
On entend alors les sifflets du public, des silhouettes se dressent çà et là, comme si ce classique du répertoire anglais prenait un tour dont personne ne veut ; on a assisté à la triste destinée des condamnés, le roi haineux, le gibet, le bourreau, le peuple qui s’exalte de leur mise à mort. Ce soir on leur laissera une chance. Et rares sont les occasions pour des spectateurs venus assister à une pièce d’en réécrire la fin. Certains s’interposent — si on leur demandait à cette seconde pourquoi, ils seraient bien incapables de répondre. Nul doute que les nobles idéaux mis à l’œuvre par l’auteur ont enfiévré les esprits, car celui qui a fait confiance au conteur en entrant dans son histoire se prévaut légitimement des vertus de ses personnages. Il s’entiche du héros, puis le devient lui-même, et c’est bien la force du conte sur la leçon de morale. Nul doute qu’un réflexe de méfiance devant toute incursion autoritaire, a fortiori dans un espace aussi solennel qu’un théâtre, a resserré les rangs. Cependant personne ne pourrait donner de raison précise à cet élan solidaire mais il semble désormais irrépressible, et les spectateurs qui parfois se lèvent pour une ovation font ici un tollé auquel le plus mauvais acteur ne saurait survivre ; ils quittent les sièges, engorgent les allées, les agents de police s’y noient bientôt, la loge des hors-la-loi est vide, ils ont fui sous les injonctions de la foule. Non sans emporter une dernière image de la scène.
Les deux acteurs principaux, spectateurs à leur tour, applaudissent les fuyards. Tous les quatre s’étudient un instant, se reconnaissent, se sourient, s’adressent un signe de la main. Le passage de relais a eu lieu. Désormais la glaneuse et le braconnier de la légende auront le visage de ces comédiens qui ont mis tant d’ardeur dans leur rôle.
Les amants dévalent des escaliers, s’engouffrent dans les passages que des ouvreuses leur désignent, et les voilà jetés dans une ruelle où s’entassent les poubelles des restaurants alentour. Des sirènes se font entendre, ils se précipitent, se perdent, freinent leur allure, marchent comme des citadins, s’affolent à nouveau, incapables de s’orienter dans cette ville qu’ils ne connaissent pas. Mais ce Dieu du XXI e siècle, tout de lumière et de musique, n’a pas réussi, cette fois, à les séparer.
Elle se retrouva étendue sur un parterre de verdure, clouée par l’attraction terrestre, le geste lourd à nouveau. Ses yeux se gorgèrent de soleil et des sensations familières vinrent peu à peu la rassurer, l’air dans ses cheveux, la chaleur sur sa peau, l’odeur de l’herbe fraîche.
Elle se hissa sur ses pieds et fit quelques pas malhabiles jusqu’à un arbre auquel elle put se raccrocher, d’aspect inconnu, au tronc plus puissant qu’un chêne, dont les branches grimpaient en flambeau vers le ciel. Elle le lâcha pour s’aventurer sur un sentier, tremblante comme une enfant qui apprend à marcher, et grisée d’y parvenir. Elle reprenait conscience d’elle-même, de son histoire, de sa montée au Ciel et de son retour dans ce monde qui bruissait autour d’elle.
Mais elle ne reconnaissait rien du paysage qu’elle traversait, composé de canaux boueux où poussaient d’étranges plantes brunes et rouges. La nature avait-elle changé à ce point ? Combien de siècles s’étaient écoulés depuis son escapade céleste ? Lentement s’estompa la joie de se sentir vivre à nouveau : quels que fussent l’époque et le lieu où elle se trouvait, elle se sentait comme inachevée, privée d’une partie d’elle-même, et la meilleure.
Une sorte de lézard, bien trop dodu, jaune et non vert, lui fit accélérer le pas. La faim au ventre, elle se dirigea vers un flanc de colline planté d’arbres aux pommes rouge et or, délicieuses, providentielles. La glaneuse en elle imagina le plein panier qu’elle aurait pu remplir mais se contenta de rouler dans sa blouse deux ou trois fruits. Elle se laissa happer par un dénivelé qui semblait avoir été agencé par la main humaine, tout en paliers d’herbe rase. La tiédeur de l’air lui fit penser à un jour de mai, les nasillements d’une nuée de canards lui arrachèrent un sourire. Elle pria le Ciel pour que son bien-aimé ait échoué dans une contrée aussi clémente que celle où elle vagabondait maintenant. Inutile d’espérer le trouver dans les parages : où qu’il fût, on l’avait éloigné d’elle de la plus longue distance jamais parcourue par des humains — c’était le sens premier de cette malédiction. Afin d’emprunter au plus vite la route qui la conduirait jusqu’à lui, elle se mit en quête d’une civilisation.
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