ADRIEN ( calmement ) : Qui te le demande ? Ceux qui nous ont abandonnés à la naissance et qui n’ont jamais fait le moindre effort pour nous retrouver ? Ou nous, qui ne voulons pas entendre parler d’eux ?
ALCESTE : Ni vous, ni eux, ni moi, ni même la loi : la vérité, tout simplement. La réalité, si tu préfères. Mon œuvre n’a partie liée qu’avec la vie telle qu’elle est. Et vous devriez m’en remercier.
BAPTISTE ( ironique ) : Ton œuvre… T’en remercier… Non mais on rêve, là !
ALCESTE ( presque tendrement ) : Mon œuvre qui fait de vous des personnages de roman, Baptiste, mais des personnages réels , quand dans la vie vous continuez à vous comporter comme les êtres de fiction imaginés par Tobias et Mélimé.
ADRIEN : Tout de même, tout de même, des êtres de fiction qui se sont mariés, qui ont fait des enfants, qui exercent des métiers, qui paient des impôts…
ALCESTE : Et qui racontent à leur progéniture les mêmes mensonges sur leurs grands-parents, et qui exercent des métiers qui ont tous à voir avec le mensonge ou le néant.
Interruption outrée de Faustine :
— Avec le mensonge ?
L’animateur saute sur l’occasion, il relance, comme au poker, pour voir :
— Avec le néant ?
ALCESTE : Peux-tu nous dire ce que tu fais dans la vie, Faustine ?
FAUSTINE : Directrice de casting, pourquoi ?
ALCESTE : Pour quel genre de films ?
FAUSTINE : Je ne travaille pas pour le cinéma, je travaille pour la télévision.
ALCESTE : C’est vrai. Directrice de casting pour quel genre d’émissions, alors ?
Ici, léger flottement, puis Faustine — blonde musclée, beau visage à la coupe carrée, regard direct, jeune femme d’autorité, voix précise et déterminée :
— Pour des émissions de télé-réalité.
Ici, le meneur de jeu (au demeurant parfaitement au courant du métier de Faustine) bondit. Il fait appel à l’ensemble du public.
ANIMATEUR : Télé-réalité ? Voilà qui doit diablement vous intéresser, non ?
Réponse unanime :
— Siiiiiiiiiiiiiii !
ANIMATEUR : Dans ce cas on vous fera passer un petit casting à la fin de l’émission, d’accord ?
— D’accooooord !
Dénégation souriante de Faustine :
— Pas ce soir, il est trop tard. Demain, s’il vous plaît, et sur rendez-vous.
Son autorité en impose. Personne ne proteste.
ALCESTE : Et peux-tu expliquer à la salle en quoi consiste l’entraînement des candidats retenus pour tes émissions ?
FAUSTINE : C’est assez technique, c’est…
ALCESTE : Ça n’a rien de technique. Ça consiste à vider le candidat de lui-même pour le gaver d’une personnalité fictive qu’il devra incarner dans le show comme si c’était la sienne. Ça consiste à supprimer la réalité au profit d’une fiction qui se prétend réelle ! À faire passer ce qui n’existe pas pour ce qui existe ! Exactement ce que Tobias et Mélimé ont fait avec nous.
ADRIEN ( volant au secours de sa sœur ) : Mais c’est un spectacle ! Tout le monde sait que c’est un spectacle ! Comme le catch ! Le catch n’est pas un sport, c’est un spectacle sportif. Personne n’est dupe. La réalité produit aussi du spectacle ! Le spectacle est réel ! Et sur mon métier de médecin, tu as quelque chose à dire, sur mon métier ?
ALCESTE : Médecin légiste ? Se pencher sur l’autre quand il n’y est plus, Tobias et Mélimé doivent adorer ! Aucune chance de rencontrer du vivant.
ADRIEN ( conciliant ) : C’est surtout faire progresser la médecine, chercher à préserver les vivants de ce qui a tué les morts.
ALCESTE : Est-ce toi qui as autopsié le corps de Françoise Delbac après son suicide ? Tu as trouvé de quoi elle était morte ? ( Il montre le public. ) Ça pourrait aider à protéger les vivants ici présents.
Faustine bondit, tout en restant assise :
— Tu es ignoble ! Je t’interdis de…
ALCESTE : Tu m’interdis quoi ? De dire que cette jeune femme s’est tuée après une de tes émissions ? Qu’elle est morte d’avoir été vidée d’elle-même et gavée comme une oie d’une personnalité inconsistante et ridicule ? Qu’il n’y avait rien d’autre à trouver dans son cadavre que le néant dont tu l’as remplie et la honte qu’elle a finalement ressentie ? Qu’elle n’est pas la première à s’être tuée dans ces circonstances ? Que pour échapper aux procès ta chaîne négocie des dédommagements ? Que ton service juridique achète la douleur au prix fort ? Ce dont tu te fiches éperdument parce que Tobias et Mélimé ne t’ont pas appris la différence entre personne et personnage, entre produit industriel et singularité humaine ! Et que tu prends ton indifférence pour de la force de caractère, une sorte de virilité sociale !
Silence funèbre de la salle. Des larmes de fureur viennent aux yeux de Faustine. L’animateur doit se dire que si ce n’est pas un drame ça pourrait bien le devenir. Il botte puissamment en touche :
ANIMATEUR : Et le foot pratiqué avec brio par votre jeune frère Baptiste ? Nous ne sommes pas dans la fiction, là ! C’est du réel, et du lourd !
ALCESTE ( évasif ) : Oh le foot… Des têtes vides tapant dans des ballons pleins d’air pour que leurs maillots, taillés dans le tissu de la publicité, finissent punaisés dans des chambres d’adolescents… Je vois assez peu de réel, là-dedans… Beaucoup d’hystérie… Donc beaucoup d’argent… C’est ce que vous appelez le lourd, j’imagine… Non, ce qui me chagrine c’est qu’à son âge Baptiste continue de jouer à la balle… Vous savez, nous avons assez peu mûri dans cette fausse famille. Mon livre n’est après tout qu’une tentative de maturation et je…
Mais Faustine contre-attaque :
— Ton livre est une entreprise de torture mentale, domaine où tu excelles, comme tu viens de le démontrer ! Ton « œuvre », comme tu dis modestement, relève moins de la littérature que du harcèlement moral. Mais nous ne nous laisserons pas amoindrir, nous réagirons, s’il le faut nous irons jusqu’au procès, nous…
Est-ce l’évocation de la justice sous la forme d’un tribunal ? Une houle de désapprobation soulève la salle dont les protestations couvrent la colère de Faustine, houle que la main levée d’Alceste apaise instantanément.
ALCESTE ( très calme ) : Je n’ai jamais douté que vous iriez jusqu’au procès. Tobias et Mélimé vous le demanderont — vous l’ont peut-être déjà demandé — et vous suivrez comme un seul pantin. Et qu’avancerai-je, moi, pour ma défense ? Ceci, que je répète.
Suit un long monologue à la gloire de la vérité vraie pendant lequel Faustine arrache son micro et quitte vigoureusement le plateau, suivie d’Adrien et de Baptiste, lequel fait un doigt d’honneur aux spectateurs déchaînés et brandit son poing fermé en direction d’Alceste.
L’animateur tente mollement d’endiguer la fuite de ses invités, déplore que « ça finisse comme ça », affirme qu’« on ne peut pas réussir à tous les coups », et, tout sourire, annonce le thème de l’émission suivante en rassemblant ses papiers.
Hadouch et moi soufflons un bon coup, le grabuge a été évité. La Reine Zabo et Loussa de Casamance se lèvent pour partir, celui-ci soutenant celle-là. Fugitivement, leur grand âge me frappe, ce qui n’arrive jamais entre les murs du Talion où, depuis que je les connais, leur fonction me les rend immuables.
Pendant que l’animateur tapote sur la tranche ses documents rassemblés, Alceste réclame une dernière fois la parole.
— Je vous en prie, dit spirituellement l’animateur, je crois avoir compris qu’il est difficile de vous en priver.
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