— Monsieur ?
Je lui tendis le sac à main.
— J’ai trouvé ce sac, je crois qu’il appartient à la propriétaire de cette maison ?
— Oh ! oui, c’est le sac de Madame.
Elle parut contente, comme si je restituais un objet qui lui soit personnel.
— Il était où ? demanda la soubrette.
J’avais déjà préparé la réponse.
— Dans la rue.
— À Paris ?
Elle prononçait les « r », contrairement à la plupart des gens de couleur, les accentuait même, par coquetterie.
— Oui, à Paris.
Comme j’attendais, de nouveau aux prises avec mon indécision, la pensée que peut-être j’espérais quelque récompense l’effleura.
— Madame, elle dort encore, vous voudriez voir Monsieur ?
— Ce n’est pas la peine.
— Mais si, le voilà justement qui sort de sa piscine.
Elle tendit le bras en direction de la bâtisse au toit de verre. Ainsi donc, il s’agissait d’une piscine couverte ?
Un singulier personnage venait d’apparaître. Corpulent, très grand, le poil blanc, il portait un énorme pardessus à carreaux et une serviette en tissu-éponge verte en guise de cache-nez. Il avait les jambes nues et marchait avec des béquilles. Une saisissante apparition en vérité, que mon imagination féconde n’aurait pas inventée. Cet homme m’effraya.
— Je suis très pressé, excusez-moi.
Je remontai en voiture et fis un démarrage forcené. L’incident du sac causerait peut-être des ennuis à Danièle ; sans doute aurait-il mieux valu que je le lui restituasse discrètement, mais un certain cynisme me poussait à ricaner de cette perspective. Que la fausse Marie se débrouille. D’après ce que je connaissais de sa conduite, son monstrueux époux était sans doute très sot ou très tolérant. Elle devait savoir lui mentir brillamment.
*
Ce fut une journée grise. Pour un homme seul et désœuvré, les week-ends constituent des épreuves intolérables. Je regrettais la « Commanderie » avec sa bonne cheminée fumeuse, la vieille chienne assoupie et les badins sarcasmes d’Yves Marcé. Chez lui, la mauvaise humeur ne durait jamais très longtemps. Travailler m’aurait calmé les nerfs. Ce sot état de disponibilité dans lequel je m’étais fourré me pesait.
Vers midi je bus deux Martini au bar du Fouquet’s . Ils ne firent qu’accroître mes remords mais me rendirent assez veule pour me faire téléphoner au producteur. La voix maladroite de la vieille servante rurale me répondit. Elle me dit que Monsieur travaillait et qu’on ne pouvait pas le déranger.
— Dites-lui que c’est Jean Debise !
Elle me fit répéter mon nom à deux reprises et j’en fus ulcéré. Je ne tire pas vanité de mon nom, par contre je n’aime pas que certains de mes compatriotes l’ignorent encore. Lorsqu’on compte parmi les trois ou quatre meilleurs adaptateurs-dialoguistes de France, on doit être dispensé des tracasseries de l’anonymat. La servante me pria d’attendre et j’eus Marcé au bout du fil. Son ton m’indiqua que les travaux de replâtrage ne devaient pas avancer très vite.
— Oui ? demanda-t-il sèchement.
— C’est Jean.
— Oui, alors ?
Je faillis raccrocher. C’eût été la fin de nos relations.
— Comment ça marche ? bredouillai-je d’une voix peu cocardière.
— Ça va.
— Écoutez, Yves, je voudrais que vous m’excusiez pour tout à l’heure, en ce moment je… j’ai de graves ennuis.
Marcé se radoucit immédiatement car c’était un garçon charitable. Il avait suivi ma déconfiture matrimoniale avec d’autant plus d’intérêt qu’il appréciait beaucoup mon ex-femme. En général, les gens de mon entourage ne s’étaient pas formalisés ; au contraire, dès que j’eus franchi le point de non-retour, la plupart d’entre eux m’assuraient que j’avais eu raison de lâcher Martine.
— Quels ennuis, Jean ?
En virtuose des scénarios-express, je lâchai :
— Hier, j’ai reçu la notification de mon jugement de divorce, Yves.
Je ne pouvais rien trouver de mieux pour l’amadouer. Il y eut un court silence et il murmura :
— Oui, je comprends. Il fallait le dire.
Je m’installai dans la situation.
— Dire quoi, Yves ?… Hier je me suis saoulé la gueule, assez honteusement.
— Pourquoi n’êtes-vous pas resté avec nous ?
— Je ne me sentais pas en état de travailler. J’ai un coup de flou, quoi, ça passera.
J’espérais qu’il allait me proposer de les rejoindre, il eut la réaction inverse.
— Je comprends, Jean. Dans ce cas-là on a besoin de s’isoler. Ne vous tracassez pas, mon petit vieux, vous donnerez un coup de collier plus tard, je téléphonerai à mes ritals de remettre leur voyage.
Je le remerciai piteusement. Quand il eut raccroché je lançai un « merde » retentissant qui fit glousser une jeune femme dans la cabine contiguë. Marcé devait raconter ma crise de conscience à Barnaque en préparant ses grillades.
— Ça ne va pas, monsieur Debise ? me demanda René, le standardiste.
J’éludai sa question. Au fait, pourquoi cela n’allait-il pas ? À cause de cette petite nymphomane ou à cause de mon divorce ? À moins que cela ne provienne de mon manque d’ardeur au travail ? Ou de ma solitude à l’hôtel ? Sans compter mes libations exagérées… Bref, ça résultait d’un ensemble.
— Je me fais ch…, René !
Il sourit, cligna de l’œil.
— Dans ces cas-là, il ne faut pas rester seul, monsieur Debise.
Je lui rendis son sourire.
— Vous avez raison, demandez-moi Gravelle.
Il possédait une mémoire stupéfiante. Dès qu’un habitué lui réclamait trois ou quatre fois la même communication, il suffisait ensuite de lui annoncer le Central pour qu’il compose dès lors tout le numéro.
Geneviève me répondit entre deux bâillements qui vous donnaient envie de retourner vous coucher.
— Tiens, l’oiseau rare, fit-elle, qu’est-ce que tu deviens ?
— Je vais bientôt te mettre sur un coup, l’attaquai-je.
— Je connais ta chanson : tu m’auras mise sur un canapé avant, en bonne bécasse que je suis.
Elle était starlett et se donnait généreusement à tous les hommes susceptibles de lui décrocher un rôle. Dans mon clan elle servait d’extra. Jusque-là, malgré sa bonne volonté, sa carrière cinématographique n’allait pas au-delà d’une modeste figuration.
— Cette fois il s’agit d’un truc intéressant, mentis-je.
— J’aurai plus de dix secondes de présence à l’écran ?
— Tais-toi, c’est presque un second rôle. Il faut qu’on en discute.
— Dans ta chambre, naturellement ?
— On y est tranquille, non ?
Elle hésita, mais mollement, cela se devinait à la qualité de son silence.
— Je devais aller « au coiffeur » à deux heures. Si j’y vais pas aujourd’hui, demain ce sera dimanche, et après-demain lundi.
— Quand bien même tu irais te faire friser, ma belle, rien ne pourrait empêcher que ce soit dimanche demain et lundi après-demain. Viens décoiffée, je hais les femmes sophistiquées.
Je raccrochai pour couper court à ses ultimes et inutiles objections. Geneviève aurait eu un rendez-vous à l’Élysée, le premier perchman venu était capable de le lui faire annuler.
Elle vint me rejoindre au George V une heure plus tard. Je l’attendais, en robe de chambre, devant une table roulante chichement garnie de caviar, de vodka et de poulet froid marbré de truffes.
Geneviève était une petite boulotte agréable avec un visage marrant, une mise toujours soignée et une conversation moins bête que son personnage.
— Mince ! s’exclama-t-elle en louchant sur les mets de choix, tu vas me proposer de jouer la Dame aux Camélias ! Je me déloque tout de suite ?
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