Frédéric Dard - À San Pedro ou ailleurs…

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VOUS CROYEZ QUE LES MOUCHES AIMENT LE WHISKY ?
IL y a des gens bizarres dans les bars, la nuit…
Des hommes et des femmes accrochés à la rampe du comptoir pour « laisser souffler » leur destin.
Des hommes, des femmes qui se regardent, qui se sourient… se disent quelques mots, n'importe lesquels :
VOUS CROYEZ QUE LES MOUCHES AIMENT LE WHISKY ?
Et puis ils repartent dans la nuit, à la recherche d'un impossible bonheur, à la recherche d'eux-mêmes.
Ils s'en ont plus loin.
A San Pedro…
Ou ailleurs.
VOUS CROYEZ QUE LES MOUCHES AIMENT LE WHISKY ?

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Frédéric Dard

À San Pedro ou ailleurs…

Bien que les lieux de ce roman soient réels, les personnages en sont fictifs… comme toujours dans les romans.

F. D.

À FRANÇOISE

PREMIÈRE PARTIE

DANIÈLE

CHAPITRE PREMIER

— Vous croyez que les mouches aiment le whisky ?

Je ne relevai pas la tête tout de suite, trop occupé que j’étais à cerner la grosse mouche lymphatique du comptoir à l’aide d’une flaque de scotch tombée de la bouteille.

À la belle saison, une mouche ne tolère pas qu’un doigt décrive autour d’elle une ronde incantatoire. Elle s’envole au premier mouvement dirigé vers elle. Mais celle-ci était une mouche d’hiver, alourdie par sa survie. Elle abordait le liquide d’une pompe prudente, le fuyait vivement pour le retrouver un peu plus loin. Elle découvrait sa claustration et une étrange panique s’emparait de l’insecte.

La mouche paraissait avoir oublié ses ailes.

À la fin, pourtant, elle s’envola, d’un vol pesant de bombardier trop lourdement lesté.

— Non, répondis-je, vous voyez, les mouches n’aiment pas le whisky.

La femme blonde se mit à rire.

— En ce cas, merci à Dieu de ne pas m’avoir faite mouche.

Elle éleva sa consommation en un geste d’offrande, puis se mit à boire à longs traits, sans cesser de me regarder à travers les parois embuées de son verre. Lorsque ce dernier fut vide, elle ne le reposa pas et s’acharna à téter les gouttes d’eau sourdant du cube de glace.

Je décidai qu’elle était sensuelle et me mis à la désirer. Ses lèvres, grossies par la courbure du verre, me parurent magnifiquement voraces.

— Il en reste sur le comptoir ! lui dis-je, en désignant le cercle ambré d’où ma mouche venait de s’enfuir.

Elle acquiesça :

— Merci de me le faire remarquer, j’allais le laisser perdre.

Elle fit alors une chose que je n’avais jamais vu faire par une femme, même ivre : elle se mit à laper la flaque d’alcool à même l’acajou. Ses cheveux pendaient de part et d’autre de sa tête, comme les oreilles d’un épagneul. Elle ressemblait à une chienne.

Lorsqu’elle se redressa, il y avait des traînées de rouge à lèvres sur le comptoir. Nos yeux se retrouvèrent. Les siens étaient candides et j’héritai aussitôt la honte de l’incident.

Je cherchai quelque chose de particulier à lui dire :

— Voulez-vous m’épouser ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

Elle parut considérer ma question et secoua la tête. J’en conçus une vague mortification.

— Je ne suis pas votre genre ?

— Non, et mon mari non plus ne l’est pas, ce qui est plus grave.

Je haussai les épaules.

— Dommage, je vous aurais bien épousée.

— Je vous plais tant que ça ?

— N’exagérons rien, je vous trouve pas mal, mais je m’intéresse surtout à votre fortune, car vous êtes riche, n’est-ce pas ?

Elle oublia mes insolences pour s’étonner :

— Vous me connaissez ?

— Non, mais je connais le prix du vison que vous portez et j’estime votre clip à deux millions d’anciens francs.

Elle eut un rire amer et brandit son verre vide en direction du barman.

— Vous êtes plus mufle encore que vous ne voulez le paraître ; il en vaut le triple !

Le garçon lui servit un scotch carabiné dont elle but la moitié sans eau, avant de présenter son verre au jet du siphon.

— Vous n’avez pourtant pas l’air d’un homme fauché, déclara-t-elle en m’accordant un nouveau regard plus enveloppant que les précédents.

— Je ne suis pas fauché.

— Je pense qu’il faut être drôlement raide pour espérer se refaire par un mariage…

À mon tour, je vidai mon verre. Je bois un peu de tout, mais je ne me saoule qu’au Martini. Ça remonte à mon adolescence : j’ai ramassé ma première cuite au Martini.

— Vous vous méprenez, ce que j’attends d’une femme riche, ce n’est pas sa fortune, mais seulement qu’elle ne soit pas pauvre. Je hais les pauvres. Je les trouve mesquins. Ils ne sont pas à l’échelle de la vie.

— C’est dégueulasse, ce que vous dites là.

— Je sais de quoi je parle, je suis né pauvre ; c’est une maladie dont on se remet mal. Ma convalescence n’en finit pas et je ne peux me permettre de soigner les autres. Peut-être que si je vis très vieux, un jour ça m’amusera d’offrir du caviar à une hirondelle du faubourg.

— Vous semblez guéri, pourtant, assura la femme blonde. Vous vous payez même le luxe de faire oisif…

— Si j’étais guéri, je serais capable d’évaluer votre clip, non ? Vous voyez : je suis encore plein de lacunes de ce genre…

Nous restâmes un instant silencieux, bloqués dans le retour du bar. De temps à autre, un couple de danseurs nous bousculait. Il y avait un peuple fou dans cette boîte et il y régnait une chaleur de sauna.

— Vous me faites danser ? demanda-t-elle.

— Non, j’ai horreur de ça.

— Vous êtes butor par vocation ou si c’est une attitude ?

— Les deux, probablement.

À ma demande, le barman renouvela ma consommation. C’était un garçon très brun qui ressemblait à Mariano.

La femme se mit à considérer mes mains agrippées au bar.

— Votre proposition de mariage, tout à l’heure, c’était du flan ?

— Je vous jure que non.

— Alors qu’est-ce que c’est que cette alliance, à votre main ?

— Un oubli, fis-je…

Je me mis à tirer dessus. Mes doigts avaient enflé depuis mon mariage et ma première phalange semblait d’un diamètre bien supérieur à celui de l’anneau. Je trempai mon annulaire dans mon verre et réitérai mes efforts. L’alliance passa. Je ressentis au doigt une impression de vide et de froid.

Je fis miroiter l’anneau dans la lumière de la lampe à abat-jour de parchemin posée sur le bar. Puis, me penchant par-dessus ce dernier, je jetai mon alliance par le trou d’écoulement du bac à plonge.

Je pensai au jour où j’avais acheté cette alliance chez un misérable petit bijoutier de banlieue, à ma fierté d’alors… Un instant, je crus que j’allais me mettre à pleurer, mais cela se dissipa. Ma voisine secouait doucement la tête en me dévisageant.

— C’est choquant, dit-elle enfin.

— Vous trouvez ?

— On n’a pas le droit de renier le passé de cette manière. Si on ne respecte pas son passé, il n’y a plus de présent possible !

Je soupirai :

— Mais justement : il n’y a plus de présent possible ! Vous voulez que je vous fasse un aveu ? Je suis mort !

— Ça se voit. Depuis longtemps ?

Je réfléchis.

— J’ai dû entrer dans le coma vers l’âge de sept ans ; à trente, tout était consommé.

Elle fit la moue.

— La plupart des vivants sont des morts qui s’ignorent. Il vous arrive de ressusciter ?

— Quelquefois, à partir du cinq ou sixième Campari.

Elle désigna mon verre.

— C’est votre combien ?

— Mon troisième, il me semble.

La femme fit un geste au barman vigilant.

— Trois Martini et un whisky, Oscar ! lui dit-elle.

Il devait connaître ses fantaisies car il ne sourcilla pas et servit les verres demandés.

Ma compagne me désigna les trois consommations couleur de rubis.

— Grouillez-vous d’avaler votre élixir, j’ai horreur des morts !

Je bus les trois verres à la file. Une brusque chaleur enveloppa mes pensées et l’euphorie vint. Pas comme d’habitude pourtant. Un certain chagrin subsistait en moi, à cause de l’alliance que j’avais jetée.

— Vous êtes divorcé ? demanda-t-elle.

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