San-Antonio
San-Antonio chez les « gones »
L’instituteur était un gros homme sanguin dont la blouse grise s’ornait de multiples taches d’encre. À cause de sa bedaine, il ne pouvait boutonner le vêtement. Les pans de celui-ci l’encadraient, comme un rideau de théâtre, ouvert, encadre la scène.
— On va faire l’appel, dit-il.
Il ouvrit son registre sur lequel se succédaient les noms de ses élèves.
— À l’appel de vos blazes, vous répondez présent si que vous êtes présents, dit l’instituteur, et vous répondez rien si que vous êtes absents.
Il attaqua, d’une voix aussi épaisse que du miel :
— Andrivon ?
— ’sent ! glapit une voix juvénile.
— Barbarin !
Et le dénommé Barbarin fit claquer ses doigts en appelant, comme un naufragé lance un S.O.S. :
— M’sieur ! M’sieur !
— Ah ! non ! explosa l’instituteur, ça va pas commencer, le défilé aux gogues ! Vous aviez qu’à prendre vos précautions. On vient juste de rentrer !
— C’est pas ça, m’sieur. Y a mon papa qui m’a donné un litre de marc pour vous !
Le maître d’école sourit de plaisir. Son visage prit une expression d’infinie tendresse, et une humidité due à l’émotion emplit ses yeux cléments.
— Montre un peu ! dit-il.
Barbarin saisit dans son cartable une bouteille d’eau-de-vie qu’il porta jusqu’à la chaire du maître. Ce dernier la déboucha, renifla le goulot puis l’abaissa de trois centimètres afin de le placer au niveau de ses lèvres. Il but une rasade généreuse, clappa de la langue avec satisfaction et décréta :
— C’est du chouette. Comment que c’est, ton blaze, déjà, gamin ?
— Lucien Barbarin, m’sieur.
— Je vais te foutre un vingt en géographie, décida l’instituteur.
— Merci, m’sieur.
Au fond de la classe, Cugnazet, le cancre, fit claquer ses doigts à son tour.
— Quoi t’est-ce ? s’enquit le maître d’école.
Cugnazet avait dix-sept ans, en paraissait trente, et continuait depuis dix ans d’étudier la table de multiplication. Il avait passé cinq ans sur les multiples de 1 et, depuis cinq autres années, essayait d’apprendre les multiples de 2. Il savait presque par cœur combien faisaient 2 fois 1, mais à 2 fois 2 le brouillard commençait.
— Y a ma mère elle m’a donné un sauce pour vous.
— Un quoi ? s’étonna l’instituteur, peu familiarisé avec le parler de la région lyonnaise.
— Un saucisson !
— Fais voir !
Cugnazet produisit un pur-porc de taille raisonnable. L’instituteur fit une estimation honnête :
— Ça vaut un dix-huit en histoire, affirma-t-il.
* * *
Tout avait commencé quatre jours plus tôt par une visite de Sa Majesté Bérurier 1 er, roi des Crêpes, chez nous, où je coulais d’agréables vacances en compagnie de Félicie, ma brave femme de mère. Celle-ci avait été très malade le mois précédent, alors que je me faisais tartir en Allemagne orientale [1] Lire : Le Loup habillé en grand-mère [voir le tome 5 de l’édition « Bouquins »].
. Lorsqu’elle avait été à peu près rétablie, j’avais demandé quinze jours de congé au Vieux et, depuis une huitaine, je la dorlotais à la maison.
Je venais de toucher une Jaguar sport, type E, et nous la rodions ensemble dans la banlieue ouest. Tous les après-midi, comme le temps était au beau fixe, on dépotait et j’emmenais M’man prendre le thé dans une hostellerie select, du côté de Pontchartrain ou de Meulan. On roulait doucettement dans le bolide. Je sentais que Félicie était heureuse. Le soir je l’emmenais au spectacle. On se farcissait les chansonniers ou le music-hall. Elle aimait.
Et puis un matin, comme je prenais mon petit déjeuner, Béru s’était annoncé, le masque soucieux.
— C’est baluche que tu soyes pas de service, m’avait-il attaqué, bille en tête.
— Pourquoi, baby ?
— Parce que je viens d’hériter d’une enquête que j’aimerais mieux que ça soye toi qui l’aies sur les endosses.
En moi avait frémi la petite sonnerie de mon subconscient. Celle qui retentit chaque fois que je pressens un truc soi-soi.
— Qu’est-ce que c’est ?
— T’as lu l’affaire de Grangognant-au-Mont-d’Or ?
— Je ne lis jamais les baveux lorsque je suis en vacances.
— C’est un bled près de Lyon.
— J’avais compris.
— Figure-toi que voilà une huitaine, un môme disparaît. Le fils d’un viticulteur. Treize ans. Un gosse sérieux. Le pays entreprend des battues avec les gendarmes. La brigade mobile de Lyon entre dans la course. Zéro ! Impossible de remettre la main sur le mouflet. On ne sait rien. Il a disparu entre l’école et la baraque de ses vieux…
Je me rembrunis. Je n’aime pas les histoires de gosses. Les mômes sont tabous à mes yeux.
— C’est moche, fis-je.
— Attends, c’est pas tout…
Il regarda autour de lui, cherchant visiblement quelque chose à boire. Il n’aperçut que l’eau de notre aquarium dans laquelle évoluait un poisson vert à moustaches et il fit la grimace.
— Tu n’aimerais pas écluser un gorgeon de blanc ? lui demandai-je.
— Tout ce qu’il y a de volontiers, s’épanouit-il. Si je mouille pas la meule au départ, je suis comme qui dirait pour ainsi dire déshérité toute la journée.
— Tu veux dire déshydraté ?
Il s’emporta :
— Je suis pas venu z’ici pour des cours de français, souviens-toi-z’en !
Félicie apporta une bouteille de pouilly-fumé et le Gros se dérida instantanément :
— Tu avais dit que ça n’était pas tout, l’invitai-je.
Il vida son premier verre, s’assura que je lui en versais un second et reprit :
— Trois jours après la disparition du chiard, on trouve l’instituteur égorgé dans son logement.
— Pas possible !
Un malin, l’Obèse. Il me guetta du coin de son œil porcin. Il savait qu’il venait de m’allumer avec ses historiettes.
— Et le mystère continue, poursuivit-il. On ne dégauchit rien en fait d’indices…
« Le maît’ d’école en question était un gars sérieux. Trente-deux ans, bien noté et tout. Pas de nana, la vie moinacale, quoi ! Ça faisait deux ans qu’il exerçait dans le patelin…
— Drôle d’affaire !
— Attends, c’est pas tout !
Il vida son deuxième verre et s’en octroya délibérément un troisième.
— Que s’est-il passé encore ?
— Un deuxième gosse a disparu, tout comme le premier : en quittant l’école. Du coup, ç’a été la panique dans le bled, tu juges ? La police lyonnaise est survoltée. Les journaux de la région : Le Progrès, Le Dauphiné , prennent les patins de la population et réclament des résultats.
— Si bien qu’on s’est tourné vers le Bon Dieu, c’est-à-dire le Vieux, et que celui-ci a dépêché son adjudange de service, en l’occurrence l’ignoble Bérurier. L’ignoble Bérurier est désorienté. Il a l’habitude des truands et des agents secrets, mais pas l’habitude des mômes, et il vient puiser des conseils et un réconfort auprès de son sublime supérieur. Vrai ou faux ?
— Ben, y a un peu de ça, quoi, soupira l’Énorme.
Il se fit un silence et ce fut Félicie qui le rompit. M’man, vous le savez, son bonheur c’est de m’avoir auprès d’elle. Dès que je m’élance sur une affaire elle devient toute triste. Aussi, quelle ne fut pas ma stupeur en l’entendant me dire :
— Il faut y aller, Antoine.
Je la regardai, abasourdi.
— Pardon, M’man ?
— Des enfants, c’est affreux. On doit tout mettre en œuvre pour les retrouver et châtier les misérables qui…
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