Frédéric Dard - Rendez-vous chez un lâche

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Deux coqs vivaient en paix… Une petite bourgeoise vient troubler l'existence de François Givet, un peintre homosexuel en ménage avec Riton, garçon sympathique, qui le protège farouchement. Ce jeune prolo, mi-voyou, mi-ange gardien, feint de s'amuser de cette liaison naissante et, à ses yeux, contre nature, entre son ami et cette doctoresse trop séduisante pour être honnête. En réalité, Riton a peur et pressent un drame imminent. Une lutte sourde se déclare entre ces trois personnages. Et voilà la guerre allumée… Derrière l'intrigue criminelle, les doubles jeux et les mensonges, Frédéric Dard dévoile avec une extraordinaire acuité le drame intime d'un homme qui n'aime pas les femmes et fait preuve d'une intuition pénétrante dans un domaine qui lui est, a priori, étranger.

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Frédéric Dard

Rendez-vous chez un lâche

CHAPITRE PREMIER

Comme je sortais de chez moi, ce matin-là, j’ai vu quatre corbeaux qui tournoyaient au-dessus de ma maison.

En m’apercevant, ils ont poussé en chœur un grand cri sinistre qui ne ressemblait pas à un croassement et ils se sont éloignés de leur vol pâteux dans le ciel pourri de décembre. J’ai ressenti un malaise en voyant fuir les quatre oiseaux noirs. Ils faisaient très « mauvais présage » et, malgré moi, j’ai cherché à deviner quelle sale nouvelle m’attendait au cours de cette journée.

En faisant claquer la portière de ma voiture j’ai cru avoir trouvé. Je me rendais au laboratoire d’analyses pour une prise de sang. Car je me relevais mal d’une longue grippe et mon médecin, inquiet, voulait, selon sa propre expression, « approfondir la question ». La mauvaise nouvelle circulait peut-être dans mon sang et j’allais sans doute la lire demain sur le compte rendu de l’examen hématologique ?

J’avais toujours pensé jusqu’alors que les grandes maladies, de même que les accidents graves, étaient réservés aux autres mais brusquement, à cause de ces quatre corbeaux inattendus, j’étais pris d’un doute. Plus exactement, je comprenais que « ça » pouvait très bien m’arriver et que lorsque « ça » vous arrivait, la loi secrète réglant votre équilibre vous faisait accepter l’inacceptable. On allait peut-être me découvrir un cancer qui me détruisait nonchalamment… Tant pis. Je décidais déjà que « mon cancer » ne serait pas le cancer de n’importe qui, que j’en ferais quelque chose. On vit toujours comme si l’on s’estimait éternel et c’est pourquoi on fait des tas de concessions à la vie. Mais ça doit être excitant d’avoir la preuve formelle de sa précarité et qui plus est une idée approximative du temps qu’il vous reste à vivre !

Tout en suivant l’artère principale de ma localité, je me livrais à des calculs idiots. Un cancer moyen, pas trop avancé pour son âge, cela allait chercher dans les combien ? Trois ans ? Quatre, peut-être ? Cette durée me paraissait fabuleuse considérée avec l’optique du condamné. La vie, ainsi, ressemblait à des vacances ; or, trois ans de vacances c’est long, ça n’en finit pas.

Le laboratoire n’avait d’apparemment médical que son panonceau de marbre aux caractères dorés. C’était un modeste pavillon blanc pour petits rentiers, avec des volets verts et un jardinet de guingois coincé entre deux rues.

Une jeune fille rougeaude, aux jambes violacées, m’a ouvert la porte. Elle semblait fière de sa blouse blanche et se regardait à la dérobée dans la glace à trumeau du vestibule en se demandant si je la prenais vraiment pour une infirmière.

— C’est pour quoi ?

— Une prise de sang !

— Vous avez votre ordonnance ?

J’ai tendu la feuille pliée en quatre. Elle l’a ouverte et considérée gravement et d’un air entendu, mais j’aurais parié n’importe quoi qu’elle était incapable de lire les hiéroglyphes de mon toubib.

— Si vous voulez bien attendre ici, le docteur va vous recevoir.

Ici, c’était une petite salle d’attente quasi nue, très propre avec des photos du Japon découpées dans une revue et encadrées dans ces sous-verres tout prêts qu’on achète à Prisunic. Une dizaine de chaises en tube d’acier chromé couraient le long des murs. Au centre la classique table basse portait les non moins classiques numéros en haillons de la revue du Touring-Club.

Une dame attendait, silencieuse. Elle méditait sur son propre cas en contemplant nostalgiquement le jour à travers les vitres dépolies de la fenêtre. Elle m’a jeté ce regard prudent que vous décochent toujours les gens arrivés avant vous dans un salon d’attente. J’y ai répondu par un hochement de tête gêné, ainsi qu’il se doit, et bien que nous ne nous trouvions ni dans un sanctuaire ni dans une chambre de malade, j’ai traversé la pièce sur la pointe des pieds. Pendant quelques instants nous avons fait cancer-à-part, la dame et moi, puis la fille rougeaude est venue la chercher pour l’entraîner vers son destin. Je me sentais fiévreux. Du pouce, j’ai « écouté cogner mon pouls ». Il était étrange de penser que la mort circulait peut-être en moi comme dans un local qu’elle se proposait d’acquérir.

— Monsieur…

La dame triste qui me précédait était seulement venue chercher un résultat ou acquitter une note, car c’était déjà à moi.

J’ai suivi la fille aux jambes violettes jusqu’à la pièce voisine qui était le cabinet du docteur. En réalité, c’était une doctoresse et j’ai marqué une certaine surprise en le constatant. J’ai aimé tout de suite son visage calme, son léger sourire cordial et ses yeux attentifs. Elle avait une trentaine d’années. Avec une coiffure moins austère, un maquillage plus visible et autre chose sur le dos que sa blouse à col montant boutonnée sur l’épaule, je pense qu’elle aurait été vraiment jolie. Seulement, telle que je l’ai découverte, le buste droit derrière son bureau, elle avait avant tout l’air d’un médecin.

— Bonjour, monsieur.

— Bonjour…, docteur.

— Asseyez-vous. Ôtez votre veston !

Elle préparait déjà ses ustensiles avec des gestes si précis et un air de tellement savoir ce qu’elle faisait que je me suis senti gauche, inexplicablement.

— Remontez votre manche !

— Quel bras ?

— Peu importe…

Elle a placé une chaise devant moi et s’est assise, la seringue à sa portée sur un plateau émaillé.

— Mettez votre main sur mon genou.

— Comme ceci ?

— Oui.

Elle avait croisé les jambes et sa blouse s’était ouverte. Le dos de ma main se trouvait sur le tweed de sa jupe.

Tout le sens tactile d’une main réside à l’intérieur de la paume et à l’extrémité des doigts. Le dos ne récolte que des sensations confuses. Peut-être est-ce à cause de cela que j’ai ressenti tout à coup un trouble bizarre ? Oui, je pense que ce contact indécis, que cette sensation légère de chaleur animale qui forçaient le dos stupide de ma main furent à l’origine de mon émoi. Un parfum très léger se dégageait de sa chevelure châtaine, ajoutant au charme capiteux qui m’envahissait.

Elle a fixé la sangle de caoutchouc à mon bras ; puis elle a nettoyé à l’alcool l’endroit de ma veine où elle allait enfoncer l’aiguille.

Nous ne parlions pas. Elle pensait à ce qu’elle faisait, et moi je ne pensais à rien de précis. Pendant quelques secondes je me trouvais comme hors-jeu et c’était quasi extraordinaire parce que inattendu.

— Je vous fais mal ?

J’ai regardé mon bras, puis la seringue sur les parois de laquelle mon sang formait une buée pourpre.

— Non !

— Pourquoi votre médecin vous ordonne-t-il une analyse, vous avez été malade ?

— La grippe…

Elle a hoché la tête.

— Voilà, c’est fini.

J’ai failli dire « Déjà ! ». À regret j’ai ôté ma main de son genou. Elle avait de jolies jambes, des bas « mandarine », des souliers quelconques à talons plats.

— Gardez le bras plié un moment, comme ceci, avec le tampon d’ouate !

Elle avait repris son espèce de petit ballet. Le sang qu’elle m’avait soutiré avait cessé de m’appartenir. C’était devenu une denrée écœurante qu’elle répartissait sur des lamelles de verre et dans de menus flacons.

— Nous aurons les résultats demain.

— Parfait.

Je me sentais plus empoté que jamais, en manches de chemise, avec ce morceau de coton dans le pli du bras.

— Nous adresserons les résultats à votre médecin.

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