Touchée par ma supplique, elle se blottit contre moi. Le traîneau grimpait et l’air devenait tranchant. Nos souffles formaient d’imperceptibles nuages qui s’évanouissaient avant l’expiration suivante. C’était bon de sentir nos corps sous la touffeur encore animale des peaux de bique râpées. Nous passions en revue de magnifiques chalets sculptés et peints. Ils avaient plus l’allure de meubles que d’habitations. Des inscriptions allemandes, en caractères gothiques, couraient sur toute la largeur de leur façade. Parfois, un énorme poirier taillé en espalier recouvrait un côté complet de la construction, pareil à un gigantesque arbre généalogique conservant le secret de filiations tortueuses.
— S’il arrivait que tu m’épouses, tu te lasserais de moi très vite, Jean. La preuve : voilà quatre jours que nous sommes à Gstaad et tu éprouves le besoin d’écrire…
— Justement, c’est la preuve que je suis heureux puisque j’ai besoin de faire mon métier en ta compagnie, Danièle. Mon rêve serait de t’avoir contre mes jambes pendant que j’écrirais. Tu voudras bien t’asseoir à mes pieds, dis ?
— Comme une chienne ? ironisa ma maîtresse.
— Exactement, oui, Danièle : comme une chienne.
Le décor représente un élégant living-room prêt pour une réception. Dans le coin-repas, une table est dressée, assez fastueusement. Côté cheminée, des apéritifs sont disposés sur une cave roulante.
Au lever du rideau la scène est vide.
Un certain temps s’écoule. Puis un homme pénètre à reculons dans la pièce, les bras levés. Il est en chemise, très chiffonnée et n’a qu’une chaussure. Un second homme paraît, qui tient le premier sous la menace d’un couteau de boucher. Ce second personnage est en smoking.
Je relevai la tête de ma ramette de papier. Danièle était assise sur le plancher, dos au mur. Elle lisait le théâtre de Montherlant dans la Pléiade.
— C’est beau ?
Elle me sourit.
— J’aime. C’est riche, c’est noble.
— Mais dans le marbre, hein ? S’il n’y avait que lui pour faire évoluer la langue…
— Et toi, ça démarre ?
— Je m’encoconne, faut créer l’hypnose.
— C’est la bonne femme d’hier qui t’a donné l’idée d’écrire une pièce ?
— Oui. J’ai découvert que j’en mourais d’envie. Le dialogue de cinéma n’est qu’un parent pauvre. Priorité absolue reste à l’image. Le son ne représente qu’un cinquième de la pellicule. Au théâtre il en va tout autrement. Le texte est roi.
Un coup de sonnette m’interrompit.
— Ce doit être le boucher, dit-elle en se dressant d’une détente.
Je me repenchai sur l’excitante feuille où s’élaborait déjà un univers.
L’homme au smoking est âgé d’une quarantaine d’années. Il est très pâle, très glaçant…
— Jean ! appela Danièle, tu veux venir ?
Je décelai une inquiétude dans sa voix. Aussitôt un méchant pressentiment interrompit ma frénésie créatrice. J’allai la rejoindre et fus soulagé en apercevant M. Printz, le gérant du chalet. Il y avait des flocons de neige sur le col de mouton de sa canadienne. Ses joues roses sentaient le froid et l’eau de Cologne. Ses yeux clairs avaient une lueur emphatique derrière ses grosses lunettes.
Danièle tenait gauchement une gerbe de fleurs dont le papier cristal était embué.
— Oh, bonjour, monsieur Printz, quel bon vent ?
Le gérant parlait avec lenteur, comme pour passer au crible son vocabulaire français.
— Je viens vous présenter mes vœux, ainsi qu’à madame. J’ignorais que vous veniez de vous marier, dit-il. Je ne savais pas non plus que vous étiez un personnage célèbre, monsieur Debise, excusez-moi, mais quand je vais au cinéma, c’est pour voir des films allemands car ma femme ne comprend pas le français.
Je l’écoutai débiter son compliment en regardant les fleurs dans la main tremblante de Danièle. Une vraie scène de comédie ! Un grand rire me venait. J’avais un mal fou à le contenir.
— Tiens, vous connaissez M me Katy Klin ?
Son regard s’écarquilla.
— Qui ça ?
— Comment avez-vous appris ce… cette nouvelle ?
— Un locataire français de mes grands chalets m’a montré l’annonce dans le journal.
— Quelle annonce ? Quel journal ? aboyai-je.
Il fut surpris, ôta ses lunettes pour en essuyer la buée et son regard réduit de myope paniqua.
— Mais je crois que c’est France-Soir .
Je bouillonnais de rage et rêvais de tordre le cou à cette vieille carne de Katy Klin.
Je trouvai cependant la force de remercier le brave homme pour ses fleurs. Quand il fut parti je bondis au téléphone et composai le numéro du Palace .
Atterrée, Danièle me regardait agir en mordillant sa lèvre inférieure. Elle venait de jeter le bouquet sur un meuble comme s’il eût abrité un essaim d’abeilles.
— Katy ? Jean Debise. Qu’est-ce que ça veut dire ce papier dans France-Soir ?
La vieille peau se troublait.
— Mais je…
— Surtout ne venez pas ergoter, vous étiez la seule à savoir ! La seule !
— Cher garçon, ne montez pas sur vos grands chevaux, allons ! La rédaction de France-Soir m’a téléphoné hier en fin d’après-midi à propos de mon spectacle actuel…
Elle mentait. À peine arrivée au Palace , l’horrible concierge s’était empressée d’appeler le journal pour annoncer la nouvelle. L’ancienne tragédienne mettait un point d’honneur à paraître informée avant tout le monde des potins parisiens.
— … Ils m’ont demandé qui je voyais de célèbre, à Gstaad, étourdiment j’ai…
— Vous voulez me lire le papier, chère grande bavarde ! roucoulai-je.
Elle ne perçut pas la férocité voilée qui faisait frémir ma voix.
— Certainement, c’est très gentil, rassurez-vous. Plein de tact… On sent qu’ils vous aiment beaucoup chez Pierrot. Ne bougez pas… Vous voulez me passer France-Soir , Emilie ?
Elle prononçait Emilie à l’anglaise, bien que sa femme de chambre fût probablement native du Calvados.
— Allô ! Je vous lis… C’est sur trois colonnes, mon petit…
— En page spectacle ?
— Pas du tout ! Le chapeau de Carmen ! « Jean Debise : mariage secret en Suisse ». Dans les neiges de Gstaad, à bord d’un romantique traîneau, le célèbre dialoguiste du « Rendez-vous chez Satan », joue les docteur Jivago avec sa nouvelle épouse : une belle jeune femme blonde prénommée Danièle. Il…
— Oh ! Katy, l’interrompis-je, mort de rage ; vous n’êtes qu’une abominable sorcière !
Je raccrochai.
— Quel âne j’ai été, soupirai-je. Non, mais quel âne !
— Julien lit France-Soir , murmura-t-elle.
— Et alors ? Il saura bien — et pour cause — que c’est un bobard, non ?
— Je ne crois pas qu’il l’appréciera beaucoup !
— Bast, ce sera le début de vérité dont je te parlais hier. Il va commencer son apprentissage. Il faut tout apprendre, sur cette vacherie de planète : à mourir, à être cocu, à être soldat !
— Par moments, tu es inconscient jusqu’à la cruauté. Imagine ce que peut éprouver cet homme en lisant un tel papier.
Je souris.
— Je te promets un fameux courrier de félicitations en tout genre.
— On ne pourrait pas faire publier un démenti ?
— Ce serait gênant pour tout le monde ; les journalistes n’aiment pas revenir sur ce qu’ils ont annoncé.
— Mais, Julien…
Je me versai un verre de Martini que je bus d’un trait.
Читать дальше