— C’est pour ? questionna le chauffeur.
— Aéroport du Bourget, lançai-je en claquant la portière.
Danièle tressaillit et poussa un cri :
— Jean !
— Ne t’affole pas, la calmai-je, je veux simplement aller récupérer ma bagnole. Dans le fond, cette Ferrari, c’est comme qui dirait mon seul domicile fixe. Le dernier point de la planète où je me sente vraiment chez moi.
Nous traversâmes en trombe Paris somnolent. Aux carrefours, les feux passaient docilement du rouge au vert à notre approche. J’enviais les gens paisibles qu’on découvrait, debout devant les zincs des bistrots. Ils attaquaient ce jour nouveau en buvant des petits crèmes ou des calvas dans une ambiance presque joyeuse de percolateurs surmenés et de petites cuillers entrechoquées. Je continuais d’avoir froid.
— Y a pas grand monde, ce matin, dis-je au chauffeur.
— Parce qu’on est dimanche !
Dimanche ! L’horreur complète. Le bout de la nuit. Nous nous séparions un dimanche.
Danièle sentait tout. Elle posa sa main sur mon genou et, très bas, chuchota :
— Je te demande pardon.
La vie ressemblait de plus en plus à un échafaud.
— Je voudrais que tu me promettes une chose, Jean… Après m’avoir quitté, tu prendras un bain, tu te changeras, et puis tu iras voir la petite fille dont tu m’as parlé à son pensionnat.
— Mauricette ?
— Oui, tu jures ?
— Le dimanche, c’est le jour de mon ex-femme. Moi, je n’ai droit qu’au premier jeudi du mois.
— Peu importe. Va la voir !
— Mais je vais rencontrer Martine !
— Et après ?
Je rageai :
— C’est cela que tu espères, hein ? Pour la paix de ta conscience, tu souhaites que je trouve une présence féminine. Ton rêve serait peut-être que je la réépouse afin que tout rentre dans l’ordre. Chacun rejoint sa base. On a tous le foyer qu’on mérite. Ah, merde, ce que j’envie la Belle-au-Bois dormant, ce matin ! Cent ans de roupillon, ça doit vous calmer les nerfs. Au réveil, on est paré pour les renouveaux…
— Jure-moi que tu iras voir Mauricette, Jean !
— Tu as de drôles d’idées…
Seulement, je convenais intimement que les siennes n’étaient pas mauvaises. Évoquée dans la torpeur de ce taxi, la frimousse de Mauricette me faisait l’effet d’un verre d’eau fraîche.
— Vois-tu, quand on est malheureux, c’est en s’occupant des plus faibles qu’on peut réagir.
— J’irai, et je lui parlerai de toi, promis-je.
— Ne sois pas ridicule en jetant le trouble dans l’esprit de cette enfant.
Le taxi déboucha sur l’esplanade devant l’aéroport. Un énorme DC 8 décollait. L’avion paraissait avoir du mal à se dégager des lois de la pesanteur. Le sillage de ses réacteurs balisait la vilaine brumasse du matin.
— Au parking ! s’il vous plaît…
Je retrouvai ma Ferrari enrobée de poussière. La batterie s’était quelque peu déchargée pendant mon absence, et je dus me faire pousser par les employés du garage pour pouvoir démarrer. Danièle se coula près de moi. Ça me rappela le soir de notre rendez-vous, devant le cimetière des Mousseaux.
— Je devrais prendre l’autoroute du nord et filer droit devant moi, lui dis-je.
— Tu ne le feras pas.
— En es-tu bien sûre ?
— Oui. Nous n’en sommes plus là, Jean. Tu es scénariste, tu sais bien qu’on n’emploie pas deux fois le même gag dans une histoire.
— Très bien. Je te ramène chez papa. On se dira quoi ; au fait, en se quittant, adieu ou au revoir ? Ça n’a pas été établi.
— On se dira adieu.
Ce fut un nouveau coup de dague dans ma poitrine. Je fis bonne figure.
— Tu as raison. Il vaut mieux se dire adieu et se revoir, que de se dire au revoir pour toujours. Dis, tu te rappelleras nos réveils, à Gstaad, dans la chambre en bois ? Avec le train bleu… Les vieilles touristes sur le sentier à flanc de montagne… La neige… C’est déjà du passé, du vieux passé, tout ça.
— Oui, convint Danièle, c’est du passé.
— Tu te souviendras de nos bars de Montparnasse ?
— De tout, Jean, sois tranquille.
— Et de ma bouche sur ta peau moite, au réveil ?
— Mes larmes te paraissent donc indispensables ? balbutia-t-elle.
Je freinai devant un petit café dont une vieille femme passait les vitres au blanc d’Espagne.
— Tu veux bien qu’on boive un café ? On ne va jamais à la guillotine l’estomac vide.
Elle accepta.
Quelques consommateurs matinaux discutaient le tiercé de l’après-midi dans une odeur de rhum et de croissants chauds. Nous nous assîmes au fond du bar. Seule, une énorme mégère mafflue, sanglée dans un manteau de cuir râpé, occupait une autre table. Elle buvait du vin blanc en promenant sur nous un regard évasif.
— Deux cafés et un rhum ! dis-je au garçon.
Les manches de sa chemise blanche étaient roulées. Il ne portait pas encore de cravate et un vieux tricot de laine beige, constellé de taches, achevait de lui donner un aspect négligé.
Je bus le rhum avant le café.
— Un autre, garçon ! Tu en veux, Danièle ?
— Non, je te remercie.
Son visage était réprobateur, néanmoins elle s’abstint de tout commentaire.
— Vous voulez bien me vendre le restant de la bouteille, garçon, c’est pour emporter.
Il m’examina d’un œil incrédule.
— Mais, monsieur… On ne…
— Vous devez bien savoir combien de petits verres représente la bouteille ! Multipliez par le prix d’une consommation, ajoutez à cela la consigne de la bouteille, et vous saurez le prix que je dois la payer.
— Faut que j’en cause au patron !
— C’est cela : causez-lui-z’en !
— Jean ! appela doucement Danièle.
Elle me prit la main, sous la table.
— Je te jure que ça n’est pas du cinéma, Danièle. Seulement, aujourd’hui, je comprends ton geste de l’autre fois, avec le flacon de whisky. Il y a des moments, ta foutue Tour de Contrôle, il faut une bonne dose de gnole pour l’affronter.
Le garçon revint de la cuisine, porteur d’une bouteille de rhum non entamée.
— Le patron est d’accord.
— Bravo. Alors soyez gentil jusqu’au bout : ouvrez-la-moi !
Jean, je t’en prie !
Non ! Ce n’était pas du cinéma. Du moins pas du faux : j’éprouvais bel et bien ce vertige effarant qu’engendre parfois le désespoir. L’unique thérapeutique consistait à l’augmenter. Il est souvent prudent d’accélérer que de ralentir lorsqu’une difficulté surgit. J’accélérai donc en buvant des lampées de rhum, comme un vieux pirate blessé…
— Jean, je te le demande… Ne me laisse pas l’image d’un homme ivre !
— Je ne suis pas ivre !
— Mais tu vas l’être si tu continues.
— Pourquoi ne veux-tu plus me revoir ?
— Parce que ce ne sera plus possible ! Je t’aime, et t’aimant je réintègre mon foyer. Comment veux-tu que nous nous retrouvions de manière épisodique après cela ? Tu penses que ce que je suis en train de faire, je pourrais le renouveler périodiquement ?
— Si tu m’aimais vraiment, tu ne m’abandonnerais pas. Je t’avais bien dit que tu répondrais au premier coup de sifflet de ton maître !
— Tu as reconnu toi-même que je ne pouvais agir autrement !
Tout en conduisant, j’avalai une nouvelle rasade de rhum. C’était de l’alcool de qualité inférieure, qui m’écorchait le gosier et me flanquait mal au cœur.
— Donne-moi cette bouteille, Jean !
Son ton péremptoire m’en imposa. Je lui tendis la bouteille. Elle baissa sa vitre et lança le flacon sur le talus herbeux de l’autoroute.
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