— Il va loin, notre bateau ?
— À l’autre bout de Paris, petite…
— C’est vrai que tu es remarié ?
Je m’y attendais. J’eus un sourire indulgent.
— Non, Mauricette, non, un journaliste a annoncé ça pour me faire une blague.
— Et maman Martine, elle va se marier bientôt ?
— Je ne sais pas. Pourquoi ?
— Quand elle vient me voir, le dimanche, il y a un monsieur qui l’attend dehors avec une grande voiture blanche.
Machinalement, je demandai :
— Jeune ?
Saris la moindre jalousie. Pour parler ; uniquement pour parler.
— Oh ! non, il est vieux.
À partir de quel âge était-on réputé « vieux » par Mauricette ? Il m’était indifférent que Martine se remariât ou non. Maintenant elle appartenait à une époque révolue et nos chemins ne se croisaient plus.
— T’as l’air triste, papa Jean ?
— Tu crois ?
— À cause du monsieur qui est mort ? En homme de traditions, Carbon avait laissé un message avant de se tirer une balle dans la tempe. Je revoyais la feuille de bloc. L’écriture appuyée, tracée au crayon à mine de feutre :
Monsieur le commissaire.
Qu’on n’accuse personne de ma mort. Simplement, je n’ai plus envie de me traîner davantage.
Julien Carbon.
Quelles avaient été ses ultimes paroles ? Je cherchais à les reconstituer en contemplant son gros corps foudroyé :
« Faut toujours être franc, Fifille. Sinon la vie ressemble à un tour de cartes. »
Il refusait la pitié de sa femme. Son suicide constituait un acte d’amour et d’orgueil.
Danièle s’était approchée du téléphone, d’une allure flottante d’ectoplasme. Avant de décrocher, elle s’était tournée vers moi :
— Nous l’avons tué, Jean. Va-t’en, je ne te reverrai jamais.
— Il n’est pas question que je m’en aille, la police…
— Ça me regarde.
— Mais, Thérésa ?…
— Ça me regarde, je veux que tu partes…
*
— On est où, ici ?
— Sous le pont Alexandre III, Mauricette. Nous allons bientôt passer au pied de la tour Eiffel.
— Dans Paris, on la voit de partout, la tour Eiffel, hein ?
— Oui, chérie, de partout, elle est si haute…
— Tu vis toujours à l’hôtel, papa Jean ?
— Toujours…
— Tu m’emmèneras, je voudrais voir comment t’habites ?
J’avais essayé de me trouver la chambre minable de mes rêves à Asnières. Pour ce faire, j’avais parcouru l’agglomération, pénétrant dans une foule de petits hôtels-restaurants. Seulement, au moment de formuler ma demande, quelque chose me retenait : la saleté des lieux, des odeurs douteuses ou, plus simplement, la mine rogue des patrons. Pourtant, il fallait que je fasse quelque chose, à tout prix, très vite, pour échapper à la dépression qui me gagnait un peu plus chaque jour. J’écrivais d’immenses lettres à Danièle. Elles restaient sans réponse. Lorsque je lui téléphonais, sitôt qu’elle reconnaissait ma voix, elle murmurait « Je t’en prie », et raccrochait. À plusieurs reprises j’allai m’embusquer dans le chemin de sa maison. Mon attente fut vaine. Je ne vis que Thérésa, la dernière fois. Elle était en grand deuil et coltinait un sac de provisions. En m’apercevant, elle ramassa une pierre qu’elle lança dans mon pare-brise. Le pare-brise tint bon. La pierre retomba sur le capot de la Ferrari, l’écaillant sérieusement.
— Hein, tu veux bien m’emmener à ton hôtel, papa Jean ?
— Dès que le bateau sera de retour à son embarcadère, mon ange.
— Tu fais toujours des films ?
— Pas pour l’instant.
Les lettres de Marcé s’accumulaient. Je ne les ouvrais même pas. La dernière était postée pourtant en exprès-recommandé. Comme ses bureaux avoisinaient mon hôtel, il m’arrivait de l’apercevoir sur l’avenue George-V. Je plongeais dans le premier immeuble venu pour ne pas l’affronter.
— Qu’est-ce que tu fais, alors ?
Déformation de dialoguiste : je faillis lui répondre « naufrage ». Je faisais naufrage. Ça me permettait de constater que je ne possédais aucun vice. Dans l’état où je me trouvais, un vice eût été un recours. J’enviais les drogués, les alcooliques (les vrais), les détraqués sexuels. Eux, du moins, avaient un but : s’assouvir. La seule drogue dont j’avais besoin s’appelait Danièle.
— Rien, Mauricette.
— Tu es malade ?
Ma dépression commençait à faire surface. Les employés du George V me regardaient drôlement. Je m’abrutissais de somnifères que j’allais mendier chez des pharmaciens amis. Il m’arrivait de passer quinze heures d’affilée dans un état semi-comateux d’où j’émergeais en sueur avec comme un coup de matraque sur la nuque.
— Ça ne va pas très fort, reconnus-je.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Quarante ans, ma chérie. C’est une maladie dont certains hommes guérissent difficilement.
— Dis, tu voudrais que je vienne habiter avec toi ?
— Ce ne serait pas très drôle pour toi, ma Fifille…
Le mot m’avait échappé. Voilà que j’adoptais le vocabulaire de Carbon, à présent ! Le mort allait-il saisir le vif ? Je me surprenais à copier certains de ses gestes à contempler les gens avec l’air sceptique et buté qu’il avait…
Une heure plus tard, je gagnai mon hôtel avec Mauricette.
— Qui est cette ravissante demoiselle ? s’inquiéta le liftier.
— Ma fille, Antoine. Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention d’organiser des ballets roses !
— Oh ! monsieur Debise, qu’allez-vous penser !
Elle entra dans la chambre, tout intimidée, comme on l’est lorsqu’on passe pour la première fois la porte d’un temple d’une autre religion que la sienne.
Elle s’avança à petits pas, caressant furtivement les meubles.
— C’est très joli, dit-elle.
Et elle se mit à pleurer.
*
— Tu veux une glace ou de la pâtisserie ?
— Il y a de la glace au cassis ?
— On va demander…
Je décrochai le téléphone, mais au lieu de réclamer le service restaurant, je priai la téléphoniste de m’appeler Montfort-l’Amaury. Une impulsion. Irréfléchie, comme toutes les impulsions.
— Viens ici, Mauricette !
Je lui tendis le combiné.
— Une dame va répondre. Tu lui diras : « Je suis Mauricette, papa Jean vous attendra ce soir au café de la mouche. Il faut que vous y alliez. » Tu te rappelleras ?
Le propre des enfants, c’est de ne pas être surpris par les extravagances des grandes personnes.
Mauricette demanda seulement :
— Cette dame me connaît donc ?
— Je lui ai parlé de toi.
Un déclic. La fillette avala sa salive. Sa voix était toute menue lorsqu’elle murmura « Allô ! »
Elle parut réciter un compliment dans une cérémonie officielle.
— Bonjour, madame, je suis Mauricette. Papa Jean vous attendra ce soir au café de la mouche. Il faut que vous y alliez…
Elle avala sa salive, fit un petit couac et ajouta de sa propre initiative :
— Il est très malheureux. Au revoir, madame.
J’avais déjà bu trois Martini lorsqu’elle posa sa main sur mon épaule.
Je savais que cela se passerait ainsi. Dorénavant, je savourais à l’infini ses moindres gestes. Ainsi, cette main qui pesait sur moi me remplissait d’une joie étourdissante.
Je me demandais si elle serait en deuil, mais elle portait les vêtements de notre premier soir. Nous nous regardâmes. Je lus dans ses yeux à quel point j’avais changé physiquement, au cours de ces derniers jours.
— Je suis venue, Jean, parce que…
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