Carbon regarda en arrière, nous vit et exécuta un tour complet pour nous faire face. Son gros buste vira lourdement, comme une barrique vide. Ses jambes s’embrouillèrent et restèrent enlacées, à cause de sa rotation.
Il s’ébroua, cracha, et lança enfin, avec un large sourire :
— Mais, ma parole, ce sont nos jeunes mariés ! C’est gentil de me rendre visite. Vous êtes en voyage de noces à Paris ?
L’envie me prenait d’attraper ses affreuses plantes vertes et de les lui balancer sur la figure avec leurs caisses. Le vieux bougre avait compris la situation, il savait qu’il s’agissait d’un réel retour au bercail et je trouvai odieux son persiflage. La vengeance est immonde quand elle est superflue.
— Je suis revenue, Julien !
Il allongea ses bras sur la barre chromée afin d’assurer sa position. Ses jambes se dénouaient lentement, comme se désunissent des algues obéissant aux caprices des courants.
— C’est bien, ça, Fifille. Mais dis-moi : tu es revenue… avec lui ?
Danièle haussa les épaules en signe de lassitude. Elle renonçait à entrer dans le lugubre jeu des sarcasmes.
Je mis mes mains au fond de mes poches pour tenter de contenir les actes de violence que je sentais éclore au bout de mes dix doigts.
— Au cas où tu compterais demeurer ici avec ton second mari, il faudrait dire à Thérésa de préparer une chambre. Je conserverai la mienne, si tu n’y vois pas d’inconvénients ; pour mes jambes, elle est plus pratique…
Je regardai Danièle. Son attitude pitoyable, infiniment contrite, me ravagea le cœur.
— Tu t’attendais à ce genre d’accueil, Fifille ? lui demandai-je. Tu vois : pépère faisait gentiment trempette en t’attendant. Tu croyais qu’il nageait dans les larmes, c’était seulement dans sa piscine !
— Pars, maintenant, répondit-elle.
Elle avait honte de son retour, de son mari, du grotesque échevelé de la piscine. Honte peut-être également de nous.
— J’ai tout mon temps, c’est dimanche !
Le gros vieux ne bougeait pas de l’eau. Sans doute avait-il honte de ses jambes. Ce devait être toute une affaire pour lui que de s’extraire de l’élément liquide. De quelle manière s’y prenait-il, au fait ?
Son gros torse couvert de poils blancs, son visage brique tailladé de fines rides, son ventre lourd et blême, ses jambes molles qui désobéissaient à son cerveau ; tout contribuait à faire de lui quelqu’un d’effrayant. Son slip de bain noir brillait comme une vilaine carapace. Mais, plus monstrueux que le reste, étaient les yeux injectés de sang qu’il dardait sur nous.
Quelque chose de nouveau modifiait sa physionomie. Je me dis, par-delà des montagnes de haine, qu’il avait dû beaucoup boire depuis le départ de sa femme. À moins que ce ne soit l’eau fortement chlorée du bain qui lui donnât ce regard exorbité.
— Ma femme vous a demandé de partir, lança Carbon. Je crois que vous feriez bien de lui obéir, je suis pour les situations nettes.
— Sans blague…
Je me mis à marcher au bord du bassin, dans la direction de l’infirme.
— T’as de ces mots, mon pauvre hippocampe ! m’enrouai-je. Les situations nettes ! Faut être égoïste comme un vieux paralytique pour oser les employer !
Ses paupières s’abaissèrent légèrement, comme pour voiler sa rage.
Je m’accroupis, les bras entre les jambes, à quelques mètres de lui.
L’intensité de ma colère me faisait trembler et bégayer. Je le tutoyais pour donner davantage cours à ma rancœur. Une certaine fraternité se dégage de la haine parvenue à son paroxysme.
— Tu n’es qu’un pauvre dégueulasse, Carbon. Un Barbe-Bleue orthopédique ! Un négrier enrichi. Un marchand de viande. Un charognard. Un équarrisseur qui n’a pour toute poésie que les nains de Blanche-Neige en porcelaine. Avant de partir, je vais te dire ce que je pense de toi, ça ne serait pas honnête de ma part de foutre le camp avec ça sur le cœur ! À un tel degré, le mépris ne vous appartient plus : il faut le restituer à celui qui l’inspire…
Ma voix avait d’étranges résonances sous la verrière voûtée. Je considérai la piscine rouge, les plantes rares, poussiéreuses…
— Tu vois, Carbon, Danièle, pour toi, c’est une plante en pot, parmi les autres. Elle fait partie de ta serre. C’est pas son mari qu’elle vient rejoindre, mais son horticulteur. Tu l’as achetée comme tu achetais des petites Noires, avant de la connaître. Tu l’as eue pour le prix d’un billet d’avion. Sans doute n’était-elle pas la première à qui tu faisais le coup du vieux broussard ténébreux, hein, Julien ? Je parie que tu avais déjà joué à d’autres ta grande scène de « Je repars là-bas, vous devriez venir voir comme c’est beau ». Un peu de chair blanche pour varier l’ordinaire, n’est-ce pas, vieux buffle ? La magie d’un billet pour Abidjan à une petite môme rêveuse qui ne gagnait pas en trois mois la somme portée sur le titre du voyage ! Du beau boulot, simple et rentable. Ensuite tu n’avais qu’à laisser agir l’Afrique. Toi, pour séduire une femme, il te fallait un continent. Danièle, tu l’as envoûtée au tam-tam. Trente-sept degrés à l’ombre et la moiteur de la brousse pour annihiler sa volonté. Les palétuviers, les fusils bien huilés, les Noirs frénétiques… Gros timide, va ! Graine d’impuissant ! L’arbre qui t’a chu sur les côtelettes n’a fait que concrétiser ta vérité fondamentale. L’amour, ça se fait avec la tronche, demande-lui, elle saura t’expliquer, maintenant. Vous aurez des trucs à vous raconter à la veillée, Carbon.
Je cherchai Danièle des yeux. Elle se tenait adossée au montant de l’échelle. Elle n’avait pas l’air de m’entendre. On aurait dit qu’elle avait pris le large.
— Regarde-la, Julien… Tu ne l’as pas séduite : tu l’as seulement neutralisée. Son sens du devoir conjugal n’est que le sens de la propriété. Je le lui ai déjà dit : elle est trop honnête pour être heureuse. Elle n’ignore pas qu’elle t’appartient, qu’il existe quelque part dans une mairie ou un consulat un acte de vente certifiant la chose. Elle ne se reconnaît pas le droit de donner ce qui ne lui appartient pas. Et tu le sais. Tu as laissé du fil à ton beau ballon rouge, et il t’a suffi d’enrouler le fil pour ramener le ballon ! Tiens, Carbon, reprends-le !
Je tendis le bras en direction de Danièle et, d’une bourrade, l’expédiai dans la piscine.
Elle ne cria pas. Je vis ses vêtements se gonfler au contact de l’eau. Elle se mit à nager lentement en direction de son époux. Lorsqu’elle fut près de lui, elle empoigna la barre métallique et, comme Julien, me fit face.
Comme cette scène était étrange ! Comme il paraissait impensable, ce couple dans l’eau aux reflets pourpres. Lui, avec son maillot en peau de cachalot, ses jambes flottantes… Elle, avec ses cheveux et ses vêtements collés au corps, belle et tragique dans son infinie résignation.
L’eau remuée fit tousser la piscine. Un caverneux bruit de succion se fit entendre, à intervalles réguliers.
— C’est tout ? tonna Carbon.
— Pas tout à fait.
— Moi je te dis que c’est tout, petit foie-blanc ! Alors, fous le camp ! Ah ! nom de Dieu, si je retrouvais mes jambes ne serait-ce que pour trente secondes, tu verrais ton cinéma, mon gars, ce qu’il deviendrait.
J’étendis le bras au-dessus de l’eau clapotante…
— Écoutez, Carbon…
La vision insolite de Danièle tout habillée dans la piscine venait de m’apaiser. Je retrouvais automatiquement le vouvoiement.
— Plus qu’une chose… Vos jambes, justement. C’est à cause d’elles que Danièle est rentrée. Si vous aviez été le Carbon de l’ hôtel du Parc , elle ne serait pas revenue. Seulement, un infirme, ça ne s’abandonne pas. Elle vous imaginait, marinant dans votre sale court-bouillon, ou bien roupillant avec le danois… La petite mallette noire qu’on doit coltiner quand vous sortez… Votre pantalon qu’il faut dépiauter.
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