Je considérai son silence comme une marque de mépris et la regardai. Elle fixait l’avenue de la Reine, abondamment éclairée. Bien qu’elle fût de profil, j’aperçus distinctement ses larmes.
— C’est à cause de lui que tu pleures ?
— À cause de tout !
— De moi aussi ? insistai-je en baissant pudiquement le ton.
— Surtout à cause de vous.
— Explique.
— Je ne saurais pas…
Je remisai ma voiture devant l’hôtel. Le portier s’empressa pour aider Danièle à s’extirper de la Ferrari, et ce fut, je crois, la main gantée de cet homme qui la décida.
C’est seulement dans les lumières du hall que je vis la médiocrité de sa mise. Elle portait une jupe de drap bleu marine, un pull blanc, des souliers plats et un vieil imperméable beige sans ceinture. Ses chaussures étaient crottées par la boue du chemin de terre.
Je la poussai vivement vers l’ascenseur. Le liftier me sourit et la détailla du coin de l’œil. Je continuai de l’examiner par les yeux de cet homme. Je notai sa coiffure en désordre, son absence de fard, les sillons méandreux que ses pleurs avaient tracés sur son visage pâle… Ma honte s’accrut et j’eus honte de ma honte !
Quand on commet une infamie, le plus difficile ensuite est de s’en accommoder. Une fois dans la chambre, je dus faire un gros effort pour ne pas craquer.
— Tu vas téléphoner à ton mari, lui dis-je. Tu trouveras bien un prétexte plausible…
Elle considérait le téléphone avec hébétude.
— Je passe dans la salle de bains pour ne pas te gêner. J’ouvrirai le robinet de la baignoire afin que tu sois certaine que je n’entends pas. Les chutes du Niagara font moins de bruit que lui…
Avant de disparaître, je demandai le numéro de Carbon à la standardiste, puis, comme promis, je m’enfermai dans la salle de bains où je fis couler l’eau, en grand.
Les mains appuyées au lavabo, je passai plusieurs minutes à me considérer dans la glace. Plan moyen du héros. Zoom sur son regard ! Sa voix off retentit…
Je quittai ma colonne de gauche pour ma colonne de droite :
Jean DEBISE
Malgré tes outrances, tu restes un médiocre, Jean ! Elles ont raison, ces filles : tu n’es pas à la hauteur de ta liberté…
M’éloignant de la glace à refléter les remords, j’allai m’asseoir sur le rebord de la baignoire et regardai bouillonner l’eau en m’efforçant d’oublier ma crise de conscience. Malgré la bonde d’évacuation ouverte, la baignoire s’emplissait. Étant donné qu’un robinet a un débit de…
Je le fermai et tendis l’oreille. Aucun son ne me parvenait de la chambre. J’y courus : elle était vide. Danièle venait de se sauver. Conclusion : elle se considérait comme étant ma prisonnière ; or on ne peut aimer son geôlier. Par acquit de conscience j’allai jusqu’à la porte. Le couloir désert ressemblait à mon âme. Je gagnai le lit et m’y allongeai tout habillé. De confuses idées de suicide me taraudèrent, doucereuses. Je me découvrais inapte à vivre. Les grandes constatations ne sont jamais dramatiques. Le moment fatal arrive où l’homme réalise son pouvoir ou sa faiblesse, où il prend conscience de ses vraies dimensions. Jean Debise, excellent dialoguiste pour films commerciaux, avait raté sa vie.
La porte s’ouvrit, tout doucement et le visage pathétique de Danièle s’inséra dans l’entrebâillement. Elle me considéra un moment avant de se décider, entra et referma la porte.
Je fermai les yeux sur ma brusque délivrance. Son retour, c’était beaucoup mieux que la mort.
— En somme, tu m’aimes ? murmurai-je.
Elle eut un grand soupir et répondit :
— Je crois bien que oui.
Danièle se débarrassa de son imperméable.
— Vous voulez bien retourner dans la salle de bains, cette fois je vais l’appeler.
— Je préfère attendre dans le couloir. J’ai eu trop mal.
Je sortis et me mis à faire les cent pas sur les tapis moelleux. Les ascenseurs montaient et descendaient dans un glissement soyeux, à peine troublé par un léger heurt métallique. Le garçon d’étage passa avec un plateau chargé de boissons. Je l’arrêtai d’un signe.
— Paul, vous m’apporterez une bouteille de Dom Pérignon, une autre de scotch et des amuse-gueule…
— Tout de suite, monsieur.
Voyant que je continuais de tourner en rond dans le couloir, il s’inquiéta :
— Monsieur a oublié sa clé ?
Je lui décochai un clin d’œil égrillard :
— Discrétion, discrétion, Paul. « On » téléphone au mari.
Il rit et s’en fut toquer à une porte derrière laquelle des Américains faisaient un tapage du diable. J’avais reconquis tout mon aplomb, tout mon cynisme.
— Jean !
Elle venait d’apparaître, un peu plus pâle qu’auparavant. Je la rejoignis et lui ouvris les bras. Au lieu de s’y précipiter, elle se laissa choir dans le fauteuil. Elle n’entendait pas recevoir tout de suite le salaire de ses mensonges.
— Tu t’en es sortie comment ? hasardai-je.
Elle jeta ses jambes par-dessus l’accoudoir du fauteuil, tira sa jupe sur sa cuisse dénudée et fit la moue.
— Mal ?
— Disons qu’il y a des moments désagréables.
— Qu’a-t-il dit ?
— Rien.
— Rien quoi ?
— Il m’a écoutée et a raccroché.
— Que lui avais-tu raconté ?
— Vous savez que je n’aime pas parler de ces choses ? Elles appartiennent à un aspect de ma vie que vous ignorez et qui ne vous concerne pas.
— Tout ce qui te concerne me concerne désormais !
— Bien sûr que non, fit-elle.
— Tu viens de me consentir un grand sacrifice, n’est-ce pas ?
— Il me semble.
— Tu veux que je te ramène ?
Elle secoua la tête.
— Ça n’est plus la peine. Vous croyez que mon chien… ?
La perspective de l’énorme danois enfermé dans l’Austin et s’y impatientant m’amusa.
— Il doit roupiller sur la banquette arrière. Maintenant, tu ne vas pas te tourmenter pour un éventuel pipi de chien !
On frappa. Paul apportait les boissons demandées. Il eut un salut déférent pour Danièle, un haussement de sourcils approbateur pour moi, et se retira non sans avoir savamment disposé son matériel sur la table.
— Vous avez l’intention de nous enivrer ?
— Pas nécessairement, mais j’ai pensé qu’un peu d’alcool vous réconforterait.
— C’est une excellente idée, reconnut-elle. Pour une fois, je vais boire à bon escient.
— Champagne ou whisky ?
— Champagne, pour changer.
J’emplis deux coupes.
— À nos amours, Danièle !
— Elles sont bizarres ! dit-elle.
Et elle but son verre d’un seul trait. Je ne pus l’imiter car la seule odeur du champagne m’écœura. Mon foie me condamnait pour un certain temps à la sobriété. Elle me vit reposer ma coupe et demanda :
— Alors, ce soir, c’est moi seule qu’on saoule ?
— Si je bois, ce sera catastrophique. Depuis hier je ne filtre plus !
— Alors je boirai seule.
Elle avala mon champagne. La fameuse petite lueur d’excitation que je commençais à bien connaître brilla dans ses prunelles.
— Tu n’as pas envie que nous causions, ce soir, chérie ?
— Si, seulement il ne faut pas m’appeler chérie. Ça m’épouvante.
— Il y a longtemps que tu es mariée ?
— Je ne sais plus, douze ou treize ans. On est en quelle année ? Oui, treize ans !
— D’où es-tu originaire ?
Elle poussa sa coupe vide vers moi, en un timide geste de requête honteuse.
— Pendant quelques jours, il n’y a pas si longtemps, ma ville natale s’écrivait, zéro, zéro, zéro, zéro, zéro, vous devinez ?
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