La sonnerie retentit de nouveau au bout d’un court laps de temps. Devant l’insistance de mon correspondant, la téléphoniste avait dû se renseigner auprès du concierge et apprendre que ma clé ne figurait pas au tableau. Je fis un effort pour m’emparer du combiné. Ce geste faillit me faire vomir. Le grognement que j’émis pour manifester ma présence avait de quoi décourager les bonnes volontés.
— Jean ! Je te réveille ?…
Il me fallut plusieurs secondes pour reconnaître la voix nette et incisive de Martine. Bon Dieu, cela faisait des mois que je ne l’avais pas entendue. J’appréhendais chaque fois qu’on m’appelait. Mais ce matin-là elle ne me causa pas la moindre émotion. On ne peut pas réagir normalement quand on a la gueule de bois. Ma seule préoccupation était de contenir mon mal de cœur.
— Écoute, Jean, je rentre d’un petit voyage en Allemagne. Et je viens de trouver ce, cet affreux papier… Le jugement de divorce… Ainsi donc, ça y est ?
J’avais déjà envisagé ce coup de fil, à un mot près j’aurais été capable d’écrire ce qu’allait me dire Martine. Curieux que je la connaisse si bien et si mal.
— Pardonne-moi, Jean. Je voudrais te poser une question, une simple question !
« Mais non, songeai-je, tu vas en poser trente-six »
— … Quel effet ça te fait, Jean ?
— Envie de vomir, coassai-je.
— Oui, moi aussi, fit-elle d’un ton un peu tragique.
— Moi, c’est parce que je me suis beurré comme une vache, cette nuit, eus-je la force de préciser.
Il en fallait beaucoup plus pour démonter Martine.
— Et pourquoi t’es-tu saoulé, Jean ?
Même dans l’illogique de ses actes, Martine s’obstinait à rester logique. Une manie !
J’aurais aimé lui répondre, mais je n’avais de soucis que pour mon mal de cœur. Il m’accaparait complètement.
— Excuse, dis-je…
Je sortis du lit rapidement et courus en zigzaguant à la salle de bains où je me libérai. Ma nausée se calma pour un temps ; par contre, des étourdissements lui succédèrent. Le combiné posé sur l’oreiller gargouillait par brèves rafales. Dans le fond, ce bruit constituait un digest sonore de la voix de Martine. Je me recouchai avec précaution. Elle commençait à se demander si j’allais revenir en ligne, car ses « Jean, tu m’écoutes ? » perdaient de leur vigueur.
— Me revoilà, annonçai-je. Tu disais ?
— Tu es malade ?
— L’Alka Seltzer guérit ce genre de maladie.
— Tu ne veux pas que je… ?
— Non !
Elle était d’un tempérament plutôt soupe-au-lait, mais dans certains cas — lorsqu’elle était en faute par exemple — elle devenait la patience personnifiée.
— Tu sais, c’est pas parce que je ne m’appelle plus Debise que je ne saurais pas te soigner. Quelqu’un s’occupe de toi ?
— Oui. Quelqu’un de très bien : moi !
— Écoute, Jean… C’était donc si moche que ça, nous deux ? Rappelle-toi nos débuts…
Je l’interrompis violemment :
— Tais-toi ! Les souvenirs, je m’en charge. Et puis c’est un passe-temps de solitaire, on ne les évoque pas à deux car nous n’avons pas les mêmes. Thème connu : chacun voit la vie à sa façon !
Je parlais les yeux fermés à cause de mes vertiges. Dans le noir il n’y avait plus que moi qui pivotais, tandis que si j’avais les yeux ouverts, la pièce tournait aussi et en sens contraire.
— Bon, c’est entendu, Jean. Alors réponds-moi bien franchement : TES souvenirs n’ont plus de signification pour toi ?
— Ils ont celle que je leur donnais, pas celle que je croyais que tu leur donnais.
— Mais, Jean, quel qu’ait été mon comportement, je t’aimais, je t’aime encore, je t’aimerai toujours.
— Y compris au cours de tes petits voyages ?
Elle fut un peu décontenancée. Elle murmura, très bas :
— Oui, Jean. Y compris !
À mon tour, je fus désarmé par sa franchise. Un peu de peine se faufila dans mon âme.
— On s’est laissé posséder comme deux connards, Martine. On a fait comme les autres : on n’a pas su vieillir. Ils ont beau se cramponner à l’idéal, après vingt-cinq ans, les êtres deviennent des individus. Rien n’est plus lassant que de vivre. Il aurait fallu remettre le compteur à zéro tous les matins, comme les taxis. Tu croyais faire ton devoir en te noircissant les doigts pour me préparer des salsifis parce que j’en raffole. Je croyais faire le mien en passant ma main sous tes jupes quand il nous arrivait de regarder la télévision, mais nous étions en plein pourrissement, ma poule ! En plein pourrissement.
— On aurait pu achever de pourrir ensemble, non ? Voilà qu’il va falloir qu’on se mette à mourir l’un sans l’autre, maintenant. Tu es rosse, Jean !
Une larme força ma paupière. Je l’essuyai d’un geste brusque de l’avant-bras. Décidément, pour le coup de l’émotivité, je demeurais bon client.
— Laisse, Martine. On va tâcher de vivre longtemps, toi et moi. C’est le temps qui nous a séparés, c’est lui, l’ordure, qui nous effacera lentement de nos mémoires respectives. Un beau matin tu apprendras mon décès comme tu as appris celui de Paul, ton ami d’enfance. Ça ne te fera même pas décommander ton rendez-vous chez le coiffeur si tu en as un ce jour-là. Personne ne s’y entend mieux que toi pour organiser une absence.
— Qu’en sais-tu ?
— Je le sais. Bon, on pourrait peut-être se dire au revoir et raccrocher, je suis malade comme une « bête ».
— Tu ne me demandes pas des nouvelles de Mauricette ?
Je soupirai :
— Comment va Mauricette ?
— Tu t’en fous un peu, hein ? Elle aussi tu l’as quittée ? Décidément, cette enfant ne devait pas avoir de père. Qu’est-ce que ça te fait d’abandonner une fillette que tu as adoptée ?
— Je ne l’abandonne pas, je subviens à son entretien et je vais la voir au pensionnat le premier jeudi de chaque mois, comme nous en sommes convenus.
— En coup de vent, elle me l’a dit.
— Cette gamine préfère aller jouer avec ses petites camarades plutôt que de bavarder avec moi dans un salon garni de plantes vertes.
Je rouvris les yeux, car la colère m’aidait à surmonter mes étourdissements.
— Je te demande instamment de ne pas me faire la morale, Martine. Si tu m’avais fait un enfant à moi, bien à moi, peut-être ne reviendrais-tu pas d’Allemagne et n’habiterais-je pas le George V .
Elle s’indigna :
— Jean, c’est honteux ! Est-ce ma faute si je suis stérile ?
— Tu n’es pas stérile ! hurlai-je. Ne te fatigue pas, ça n’en vaut plus la peine puisque nous sommes séparés. Je sais, tu m’entends bien ? Je sais que ta prétendue stérilité est un mensonge. Une poignée de poudre aux yeux parmi tant d’autres. Tu ne voulais pas affronter les tourments de la disgracieuse grossesse, ni risquer de mettre au monde un gosse qui n’aurait peut-être même pas ressemblé à toi !
Elle ne répondit pas. Je venais de lui faire toucher les deux épaules. Comme Martine récupérait très vite, je n’attendis pas que son moral se remît à la verticale.
— Allez, je te quitte, si j’ose m’exprimer ainsi, fis-je vivement. Bonne chance, ma poule, et dis-toi qu’en cas de coup dur, tu pourras toujours faire appel à moi.
Mes nausées revenaient, plus violentes que précédemment.
Je coupais la communication, sans lâcher le combiné. Ensuite je demandai le service.
— Aspirine effervescente et jus de citron !
Je n’eus que le temps de retourner à la salle de bains.
*
Existe-t-il spectacle plus pitoyable que celui d’un homme agenouillé devant une lunette de water ? Je m’apercevais en biais dans la glace fixée à la porte et je me méprisais. J’étais violacé. J’avais les yeux exorbités, l’estomac au niveau de la luette.
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