— Voyons, relevez-vous, fit-il d'une voix sourde et comme filtrée à travers ses moustaches. Vous n'avez pas seulement dit bonjour à Marcel.
Où était-il, le petit frère ? Tandis que les grandes personnes, sans plus s'occuper de nous, se congratulaient poliment — oh ! rien de trop —, nous partîmes à sa recherche et le découvrîmes derrière la malle d'un voyageur anonyme.
— C'est vous, mes frères ? s'enquit prudemment ce jeune homme, déjà peu loquace.
Frédie lui tendit une main qu'il ne prit pas. Louchant dans la direction de Mme Rezeau, Marcel venait de s'apercevoir qu'elle l'observait. Au même instant, elle annonça :
— Les enfants ! prenez chacun une valise.
Celle qui m'échut était beaucoup trop lourde pour mes huit ans. Un coup de talon dans le tibia me donna des forces.
— Tu vois bien que tu pouvais la porter, Brasse-Bouillon.
Ce surnom prenait dans sa bouche une valeur intolérable. Le cortège s'ébranla. Frédie, se touchant le nez du bout de l'index, fit à mon intention le signal de détresse. J'entendis distinctement Mlle Lion, qui certifiait à tante Thérèse :
— Ils n'ont pas fini de le faire, leur signal !
Ce qui prouvait au moins deux choses : primo , que la signification ultra-secrète de ce geste lui était depuis longtemps connue ; secundo , qu'elle connaissait une autre énigme, que nous allions avoir tout le loisir de déchiffrer au fond des prunelles aiguës de cette dame que nous n'avions déjà plus aucune envie d'appeler maman.
Et nous voici réunis, tous les cinq, réunis afin de jouer le premier épisode ce film à prétentions tragiques, qui pourrait s'intituler : « Atrides en gilet de flanelle ».
Nous cinq, les principaux acteurs, dont il faut dire que nous avons tous fort bien joué notre rôle, les demi-caractères n'existant pas dans la famille. Nous cinq et quelques figurants, rapidement éliminés en général par le manque d'oxygène sentimental qui rendait irrespirable pour les étrangers l'atmosphère de notre clan.
Campons les personnages.
D'abord le chef de famille, si peu digne de ce titre, notre père, Jacques Rezeau. Si vous voulez bien vous en référer à L’Explication du Caractère par les prénoms , opuscule de je ne sais plus quel mage, vous constaterez que pour une fois la définition se trouve parfaite. « Les Jacques, y est-il dit, sont des garçons faibles, mous, rêveurs, spéculatifs, généralement malheureux en ménage et nuls en affaires. » Pour résumer mon père d'un mot, c'était un Rezeau statique. Plus d'esprit que d'intelligence. Plus de finesse que de profondeur. Grandes lectures et courtes réflexions. Beaucoup de connaissances, peu d'idées. Le sectarisme des jugements pauvres lui tenait quelquefois lieu de volonté. Bref, le type des hommes qui ne sont jamais eux-mêmes mais ce qu'on leur suggère d'être, qui changent à vue de personnage dès que le décor tourne et qui, le sachant, s'accrochent désespérément à ce décor. Au physique, papa était petit, étroit de poitrine, un peu voûté, accablé par le poids de ses moustaches. Quand je l'ai connu, le cheveu, encore noir, commençait à lui manquer. Toujours plaintif, il vivait entre deux migraines et se nourrissait d'aspirine.
Âgée, à la même époque, de trente-cinq ans, madame mère avait dix ans de moins que son mari et deux centimètres de plus. Née Pluvignec, je vous le rappelle, de cette riche, mais récente maison Pluvignec, elle était devenue totalement Rezeau et ne manquait pas d'allure. On m'a dit cent fois qu'elle avait été belle. Je vous autorise à le croire, malgré ses grandes oreilles, ses cheveux secs, sa bouche serrée et ce bas de visage agressif qui faisait dire à Frédie, toujours fertile en mots :
— Dès qu'elle ouvre la bouche, j'ai l'impression de recevoir un coup de pied au cul. Ce n'est pas étonnant, avec ce menton en galoche.
Outre notre éducation, Mme Rezeau aura une grande passion : les timbres. Outre ses enfants, je ne lui connaîtrai que deux ennemis : les mites et les épinards. Je ne crois rien pouvoir ajouter à ce tableau, sinon qu'elle avait de larges mains et de larges pieds, dont elle savait se servir. Le nombre de kilogrammètres dépensés par ces extrémités en direction de mes joues et de mes fesses pose un intéressant problème de gaspillage de l'énergie.
Pour être juste, Frédie en eut sa très juste part. L'héritier présomptif tenait de mon père tous ses traits essentiels. Chiffe ! Inutile d'aller plus loin. Ce surnom lui conviendra toujours. Sa force d'inertie était proportionnelle aux coups de poing et aux coups de gueule. N'oublions pas son nez, tordu dès le plus jeune âge par la déplorable habitude de se moucher invariablement du côté gauche.
Quant à Marcel, dont je n'ai jamais su pourquoi lui avait été attribué le sobriquet de Cropette (étymologie obscure), point n'ai l'intention de l'abîmer. On pourrait croire que je le jalouse encore. Pluvignec cent pour cent, par conséquent doué pour la finance, amateur de grandes pointures, péniblement studieux, froid, tenace, personnel, corollairement hypocrite… Je m'arrête, car je suis en train de ne pas me tenir parole. Signes distinctifs, côté face : un épi au milieu du front et, à fleur de tête, les gros yeux du myope qui ne peut pas ramasser ses lunettes. Signes distinctifs, côté pile : un certain déhanchement et la fesse un peu croulante. Quand il était petit, il avait toujours l'air d'avoir fait dans son pantalon.
Reste la cinquième carte de ce méchant poker. Retournons-la. Dans le brelan de frères, je suis le valet de pique.
Je ne réciterai pas le Confiteor . Qu'il vous suffise de savoir que l'on ne m'a pas vainement rebaptisé Brasse-Bouillon, selon un tic familial agaçant, qui nous apparente aux vieilles familles romaines, où le surnom était de rigueur. Le cadet de casse-cogne, le révolté, l'évadé, la mauvaise tète, le voleur d'œufs qui volera un bœuf, « le petit salaud qui a bon cœur ». Brun, joufflu jusqu'à l'âge de douze ans et désespéré de l'être, à cause des claques. Resté petit tant que j'ai conservé mes amygdales. Affligé des oreilles maternelles, du menton maternel, des cheveux maternels. Mais très fier de mes dents, du type Rezeau, le seul organe sain de la famille, rendant les casse-noix inutiles. Gourmand de tout et, en premier lieu, de vivre. Très occupé de moi-même. Également très occupé des autres, mais dans la limite où ceux-ci ont le bon esprit de me tenir pour un des éléments importants de leur propre vie. Plein de considération envers les mentalités fortes, amies ou ennemies, avec un léger avantage pour ces dernières : j'ai un sourcil plus haut que l'autre et ne le fronce qu'en leur faveur.
Moi compris, nous voici donc cinq sur la scène de La Belle Angerie . Tableau unique. Dès l'arrivée de mes parents, la maison d'Angers avait été liquidée. Mon père décida de rester toute l'année à la campagne et donna sa démission de professeur à la Faculté catholique. Le prétexte invoqué fut le paludisme. En réalité, M. Rezeau n'avait qu'une hâte : réunir sous son sceptre indolent les terres de la famille et y régner sans gloire, meublant son ennui de recherches généalogiques et surtout d'études entomologiques sur les sirphides. Papa était l'un des plus grands sirphidiens du monde. C'est, il est vrai, une corporation qui ne compte pas cent membres. Les fameuses valises jaunes qu'il traînait à son arrivée recelaient précisément ses plus précieux cotypes . (Pour les barbares, je précise qu'un cotype est le premier spécimen connu et décrit, à quoi se réfèrent les catalogues des spécialistes.) Mon père avait bien travaillé en Chine. Il en ramenait cinquante espèces nouvelles. C'était sa fierté, l'œuvre forte de sa vie. En vertu de quoi, sa première décision, en s'installant à La Belle Angerie , fut de se faire aménager en musée personnel le grand grenier du pavillon de droite. La chose faite, il s'occupa de ses enfants et les pourvut d'un précepteur.
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