— Ne vous en faites donc pas ! Nous la repincerons. Un accident est vite arrivé, fis-je, en guise de conclusion.
Durant plusieurs semaines, je me torturai l'imagination. J'avais beau dire, ce n'était pas si facile que cela. Je ne m'interrogeais pas sur l'énormité du crime, aussi naturel à mes yeux que la destruction des taupes ou la noyade d'un rat. Mais, hormis le poison, cette arme des faibles, que l'existence des laboratoires modernes de toxicologie rend si aléatoire maintenant, quelle occasion pourrais-je saisir ou provoquer qui pût faire croire à la mort naturelle ?… Pas si facile que cela, je vous le répète. Les assassins ou les apprentis assassins qui me lisent me comprendront certainement.
L'occasion… enfin ! l'occasion me fut fournie lors d'une randonnée en bateau sur l'Ommée. Un dimanche après-midi, nous avions, mes frères et moi, résolu de remonter la rivière jusqu'au barrage d'amont situé à plus de deux kilomètres. En principe, nous n'avions pas le droit de pousser si loin, mais l'attrait de l'expédition l'emporta sur toute autre considération. Il faut vous dire que l'Ommée, dès qu'elle sort du parc, où elle a été artificiellement élargie, se resserre sous un dôme de ronces et de branches enchevêtrées. Pour compléter cette illusion, chère à des cœurs de quinze ans, l'Amazonie (c'est ainsi que nous appelions ce coin sauvage) est plus ou moins barrée par des troncs d'arbres en dérive, qui se fichent dans la vase des tournants, et c'est une passionnante aventure que de les franchir en hissant la barque à force de bras.
L'exploration marcha d'abord fort bien. Il faisait « un temps de caille ». Les martins-pêcheurs, lancés comme des flèches de saphir, arrivaient dans leurs trous des berges avec une si surprenante précision qu'on eût dit un exercice de bilboquet. Un de leurs nids me parut accessible, et, durant une demi-heure, je m'acharnai à creuser. Enfin je saisis la mère, bloquée sur ses œufs au fond du cul-de-sac terminal.
— Étouffe-la, proposa Frédie.
On n'étouffe que les serpents, ou les pigeonneaux, ou encore les perdrix blessées. Je choisis une épingle parmi celles qui se trouvaient piquées sous le revers de mon veston et, lentement, je l'enfonçai sous l'aile de l'oiseau. Je ne trouvai pas le cœur du premier coup et je dus la plonger à plusieurs reprises sous la plume chaude. Cropette se détourna, cette fille ! Enfin le martin-pêcheur, qui ne saisirait plus d'ablettes en rasant l'eau, consentit à mourir. Je le mis dans ma poche. Sans doute le naturaliserais-je, comme m'avait appris mon père. (On fend la peau du ventre, on dégage les quatre membres, on les coupe aux ciseaux courbes, on les retire, on saupoudre la dépouille d'alun anhydre chipé dans le grenier à inspectes et on conserve ce trophée jusqu'à ce que les vers s'y mettent.)
J'avais à peine consommé ce petit crime, pour m'entraîner à mieux, lorsque retentirent les appels bien connus de Folcoche lancée sur le sentier de la guerre.
— Les enfants ! Les enfants ! Où êtes-vous ?
— Manquait plus que ça, nom de Dieu ! jura Frédie qui trouvait l'expression masculine.
— Qu'est-ce qu'on va encore prendre ! gémit Cropette.
Nous redescendîmes à vive allure. Mais, à la passerelle (terminus autorisé), Folcoche nous attendait. Elle cria de loin :
— Débarquez immédiatement et rentrez à la maison.
— Taisez-vous, fis-je très bas, taisez-vous et laissez-moi faire. On va passer sous la passerelle. Frédie, donne-moi la godille.
Croyant deviner mon intention, Folcoche s'assit sur le madrier qui constituait l'essentiel de la passerelle, bien décidée à sauter dans le bateau lorsqu'il filerait entre ses jambes. Poussé par le courant et par moi, celui-ci se présenta bien devant elle, mais, à l'instant précis où elle sautait, je donnai un brusque coup de barre à droite. Folcoche tomba dans la rivière. Renversant la manœuvre, je réussis à lui passer sur la tête, qui érafla le fond de tôle, et à m'éloigner suffisamment pour qu'elle ne puisse s'agripper au bastingage. Feignant l'affolement, je laissai échapper ma godille, afin de me trouver dans l'incapacité officielle de lui porter secours. Cropette poussait des cris lamentables. Frédie se tordait le nez à gauche, passionnément, en répétant :
— Splendide ! Splendide !
Pas si splendide que ça. Elle barbotait dans son bouillon d'herbes, Mme Rezeau, elle barbotait, mais elle ne coulait pas. Elle ne criait pas, ne faisait pas attention à nous. Elle employait tout ce que lui avait appris jadis un commencement de cours de natation, non poursuivi par la suite, mais quand même bien désastreux pour nous, car elle parvenait à se maintenir sur l'eau et même à gagner quelques centimètres dans la direction du pied de la passerelle. Frédie changea de refrain.
— Elle va s'en tirer, la garce ! Il faut lui foutre un coup de talon sur la tête.
Mais, ce beau conseil, il le proféra tout bas dans mon oreille et nul d'entre nous ne bougea, comme bien vous le pensez. D'abord, c'était impossible : nous n'avions plus que nos mains pour pagayer. Ensuite, une maladresse volontaire peut s'interpréter, mais le coup de grâce donné à une personne qui se noie, voilà qui n'est plus du tout équivoque et engage autrement votre responsabilité !… La rage au cœur, je dus assister au sauvetage de Folcoche par elle-même. Sauvetage par elle-même, je dis bien, car elles étaient deux dans l'Ommée : la fragile Mme Rezeau, toute couturée, sans muscles, manquant de souffle, et l'indomptable Folcoche, décidée à vivre et à faire vivre son double, malgré l'eau sale qui lui trempait les cheveux, lui rentrait dans la gorge, vivement recrachée, malgré nos silencieuses prières à Satan.
La voilà qui se rapproche de la berge, la voilà qui s'agrippe à une touffe de sauges, l'arrache, retombe, saisit cette fois une racine plus solide et se hisse péniblement sur la rive où elle s'effondre, épuisée, mais sauvée… Oh ! pas pour longtemps. On ne s'effondre pas devant trois petits imbéciles, dont elle ne soupçonne pas que deux au moins d'entre eux ont comploté sa mort et qui restent stupidement immobiles dans leur barque sans agrès. Folcoche se relève, ses hardes ruisselantes plaquées sur de maigres cuisses, elle se relève et commence à hurler :
— Pagayez donc avec les mains, tas d'idiots ! Je vous en ficherai, moi, des promenades en bateau.
Frédie lâche pied.
— Beau travail ! grommelle-t-il maintenant. Cropette dit très haut :
— On n'a pas idée d'être aussi maladroit.
Et Folcoche, qui ne tient debout qu'à force de volonté, sourit soudain, se secoue comme un chien mouillé et, sans plus s'inquiéter de nous, se hâte vers La Belle Angerie , riche d'un énorme prétexte à représailles.
Suppression du bateau pour tout le monde : somme toute, nous ne l'avons pas volé ! Consignation du pilote à la chambre : pourquoi ce traitement spécial ? Une erreur de barre n'est pas un délit. En dernière minute, Folcoche, je ne sais comment, arrache la sanction du fouet. Frédie, trouvant cinq minutes de courage, traverse en courant les couloirs du premier étage pour m'annoncer la nouvelle par le trou de la cloison.
— Folcoche vient de remettre à B VII la baguette de coudrier. Que vas-tu faire ?
Je hurle :
— Mon petit pote, on va rigoler !
Le « pote » s'enfuit. Je l'entends dévaler les escaliers intermédiaires. De vagues glapissements le rappellent en bas. Mais, déjà, je déplace l'armoire, ma chère vieille armoire piquée des vers, où parfois Frédie vient se coucher sous un entassement de vieilles frusques et remplir avec moi de chuchotements les nuits interminables de l'hiver. L'armoire, plaquée contre la porte (dont la serrure est elle-même enclouée par un crayon), je la leste de tout ce qui me tombe sous la main. La table, le lit, les chaises viennent l'épauler. Dans ces conditions, à moins d'employer le bélier, il est à peu près impossible d'entrer dans ma chambre.
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