A plusieurs reprises, elle se présenta au bureau, brandissant quelque chemise déchirée, que j'avais donnée au lavage parfaitement intacte. Ses ciseaux venaient d'y faire un accroc volontaire, qui me valait un ou deux jours de consigne et, surtout, une réputation de garçon sans soin, très utile pour me refuser du linge neuf ou un costume décent. Je pris l'habitude, tous les deux samedis (car nous n'avions que tous les quinze jours, en été, et toutes les trois semaines, en hiver, l'autorisation de nous changer), je pris l'habitude de bien lui faire remarquer que mes chaussettes étaient intactes et mes caleçons sans déchirures. Au besoin, je rapetassais le tout moi-même avant de le lui rendre.
Ne craignez rien, ses gentillesses lui étaient retournées sous diverses formes. Les hirondelles ne choisissaient pas avec tant d'insistance le plaid de Mme Rezeau, abandonné sur sa chaise longue, pour y fienter chaque jour. C'est moi qui ramassais leur crotte blanchâtre pour lui dédier cette marque d'estime et d'affection. Ses plus beaux timbre-poste ne se déchiraient pas tout seuls : un léger coup de grattoir leur enlevait une bonne partie de leur valeur. Savez-vous quels dégâts peut causer, dans une serrure, un petit bout d'épingle glissé dans le mécanisme ? Quant aux semis de fleurs, ne vous étonnez pas s'ils refusaient de prospérer. Pisser dessus, régulièrement, ne les arrange pas. Dois-je vous parler de la mort des hortensias, offerts par la comtesse Bartolomi, lors de la fête de Folcoche, et transplantés dans le meilleur massif, pourtant composé d'excellent terreau et d'ardoise pilée, qui fait virer leur teinte au bleu ?… Au bleu, oui, qu'ils furent passés, je vous le garantis ! grâce à la solution d'eau de Javel dont Frédie les arrosa consciencieusement.
Pauvre papa ! Il ne savait plus que faire ni que dire. Cette femme et ces enfants déchaînés ne prêtaient plus à ses migraines que des oreillers de cris. En vain essayait-il de nous soustraire le plus souvent possible à cette atmosphère empoisonnée. Le génie de la méchanceté nous habitait tous. Si nous le suivions encore avec plaisir dans ses randonnées généalogiques, c'était pour faire la soupe . Je m'explique… Arrivés dans un patelin quelconque, nous laissions M. Rezeau compulser les registres et nous allions « nous promener du côté de l'église ». Nous y allions effectivement, car il s'agissait non de la visiter, mais de rafler les livres de messe et de les précipiter dans les bénitiers ou les fonts baptismaux. Généralement, les églises de campagne sont désertes l'après-midi. Nous étions bien tranquilles. Coincer le mécanisme de l'horloge en introduisant un silex entre les dents du gros engrenage, chier dans le confessionnal à l'endroit même où s'assoirait le curé avant de tirer le volet sur sa pénitente, éteindre la lampe du sanctuaire qui veille au creux aérien de son bocal de verre teinté, donner aux lampadaires longuement suspendus un immense mouvement de pendule, monter au clocher pour retirer les cordes, en fermer la porte à double tour et jeter la clef (quand nous ne la conservions pas pour notre collection), tracer au fusain des inscriptions injurieuses sur les murs ou retoucher au Stylo le texte des publications de bans… tels étaient nos jeux, détestables, j'en conviens.
De quoi s'agissait-il, au fond ? D'atteindre Folcoche. De l'atteindre en ceux-là mêmes qui semblaient lui fournir le meilleur de ses arguments. On a généralement la foi de sa mère. Pour nous, qui la détestions, l'impiété devenait un corollaire de la révolte. Dans nos consciences d'enfants, nous réalisions instinctivement le même processus qui a fait des républicains, durant plus d'un siècle, des anticléricaux acharnés, parce que la royauté était essentiellement chrétienne. Aujourd'hui encore, lorsque je m'interroge sur une antipathie irraisonnée, je ne suis généralement pas long à découvrir qu'elle est motivée par le contrecourant d'une sympathie de ma mère, à jamais devenue pour moi le critère du refus. Aujourd'hui encore, lorsque j'aperçois sur un flacon pharmaceutique la mention « poison » ou « réservé à l'usage externe », une sorte d'intérêt rétrospectif aiguise mon regard et je songe, sans autre remords que celui d'un mauvais choix, à notre première tentative d'assassinat.
Car nous en étions là.
Peut-être n'y eussions-nous jamais pensé si Folcoche ne nous avait elle-même aiguillés sur cette voie. Folcoche… et la raie. Un ignoble morceau de raie, acheté au rabais sans doute à la poissonnerie de Segré et qui puait l'ammoniaque. Papa était absent pour deux jours. Madame mère s'était fait servir deux œufs sur le plat. B VII eut droit, comme nous-mêmes, à cette chose flasque, nageant dans une sauce blanche grumeleuse. Qui n'est pas avec moi est contre moi : le Traquet n'était plus ménagé. Comme nous hésitions, Folcoche éclata :
— Alors, quoi ! La raie ne plaît pas à messieurs mes fils ? Il vous faut des soles panées pour vos vendredis ?
— Je crois qu'elle est avancée, fit Cropette.
— Suffit ! glapit Folcoche, cette raie est excellente. Si vous ne la mangez pas, vous aurez de mes nouvelles. Je ne vous empoisonne pas comme vous empoisonnez les chevaux, moi !
Tiens ! Tiens ! Cette vieille histoire revenait sur le tapis. La raie fut mangée, sauf par B VII qui en laissa les trois quarts sur le bord de son assiette. Folcoche le fusilla de la prunelle et, sitôt les grâces dites, rentra dans sa chambre, tandis que Cropette allait vomir son déjeuner sur un rosier du Bengale. Je ne sais trop comment le mot « belladone » fut prononcé. Mais, cinq minutes après que Fine eut achevé d'enlever le couvert, nous nous retrouvâmes tous les trois devant l'armoire de cerisier. Là, sur la quatrième planche, trônait la fiole de belladone, dont Mme Rezeau prenait vingt gouttes à chaque repas, depuis ses fameuses crises de foie.
— Cent gouttes doivent suffire, fis-je tout bas.
— Ah ! nous empoisonnons les chevaux ?… Eh bien, voilà, en effet, de quoi tuer un cheval ! ricanait Frédie.
Cropette était blanc comme une mariée (à jamais compromis, le frère !). J'avais préparé un flacon. Je comptai — c'est long ! — je comptai cent gouttes et rétablis le niveau avec la même quantité d'eau.
— Mais l'autopsie révélera l'empoisonnement ! murmurait le benjamin.
— Penses-tu ! Il n'y aura pas d'autopsie. Au pis aller, on croira qu'elle a forcé la dose.
— Mais comment vas-tu lui faire avaler ça ?
— Demain matin, dans son café noir. Frédie occupera Fine quelques secondes et détournera son attention, tandis que je viderai le flacon dans la tasse.
Tout se passa correctement. Mais, hélas ! nous n'avions pas prévu une chose : entraînée par une absorption massive de cette drogue, Folcoche était littéralement mithridatisée. Cet excès de belladone lui flanqua seulement une mémorable colique. Dans la salle d'études, nous attendions des événements tragiques. Rien ne se produisit. Rien, sauf le grincement mélancolique de la porte de la tourelle, dix fois ouverte et refermée. Frédie, envoyé en exploration, découvrit que le papier de soie réservé à notre mère avait notablement diminué. (Nous n'avions droit, nous, qu'au papier journal fourni par La Croix , après que Fine eut découpé aux ciseaux le coin gauche de ce pieux quotidien, où est imprimée la désolante image du calvaire. On ne peut décemment se torcher avec un tel emblème.) La mégère descendit pour le déjeuner, grignota trois feuilles de salade et remonta se coucher sans une plainte.
— Nous aurions dû employer le cyanure de potassium des insectes, déclara Ferdinand.
— Impossible. Le cyanure laisse des traces caractéristiques, rétorqua Cropette, affolé.
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