La question primordiale était, en effet, celle du ravitaillement. Petit-Jean promit des œufs, qu'il chiperait dans les pondoirs. Ne pouvant plus, en hiver, monnayer contre des pots de rillettes les tanches et les dards de l'Ommée, je cherchai autre chose à vendre. Tous les matins, en grand secret, je sortis armé de la carabine Remington 6 millimètres de papa, dont le tir ne fait pratiquement pas plus de bruit qu'un coup de fouet et peut être facilement confondu avec lui. Embusqué derrière une haie, j'attendais la sortie des lapins, qui, à la brune, quittent les garennes pour les champs de choux. Argent, œufs, confitures, tout fut mis en réserve dans le coffre-fort. Ce dernier avait été aménagé, depuis déjà longtemps, entre le toit et la fausse cloison de ma chambre, qui est mansardée. La plinthe en masquait l'entrée. Il reçut également un certain nombre de vieilles clefs et le texte de « La Déclaration des Droits », rédigée par Frédie sur le modèle de la Déclaration des Droits de l'Homme et revêtue des quatre signatures des membres du cartel.
C'est dans ces dispositions d'esprit que nous trouva madame mère, quand, soudain, nonobstant les recommandations des médecins, elle quitta la clinique et débarqua du car, récemment mis en service sur la route d'Angers, et qui s'arrêta, tout spécialement pour elle, à la barrière blanche de La Belle Angerie . Nous étions en train de souper. Les talons de Folcoche, reconnaissables entre tous, sonnèrent dans les couloirs. La porte s'ouvrit sèchement. En un clin d'oeil, nous rectifiâmes tous la position.
— Revenir seule, mais c'est de la folie, Paule ! protesta faiblement papa, aussi blanc que nous.
Folcoche sourit et, avant toute réponse, referma le beurrier.
Folcoche avait du pain sur la planche. Sa première contre-attaque, engagée de front, échoua.
— Mais, Jacques, vos enfants se moquent complètement du périmètre que nous leur avons assigné.
La première ligne paternelle se comporta bien :
— C'est moi-même qui les ai autorisés à circuler librement. Que voulez-vous, ma chère ! Ce sont presque des jeunes gens. Il faut vous en apercevoir, malgré l'extrême jeunesse que vous avez su conserver.
La mégère dut se contenter de cette galanterie. Aussitôt après la prière du soir, comme nous nous relevions en nous brossant les genoux, nouvel étonnement de sa part :
— Comment ? Vous avez supprimé l'examen de conscience ?
Cette fois, l'oblat intervint :
— Madame, mon saint ministère doit vous garantir contre toute interprétation hâtive. A l'âge de vos enfants, la liberté spirituelle devient nécessaire.
Pas de doute, Mme Rezeau avait affaire à une coalition. Elle le sentit, mais s'entêta : je l'ai déjà dit, elle n'était point très intelligente et sa forte volonté ne trouvait que progressivement les lumières utiles à sa gouverne. La présence de Petit-Jean, parmi nous, aux heures de récréation, lui arracha des cris.
— Non et non ! Je ne veux pas que mes enfants s'encanaillent.
L'oblat se dévoua pour la seconde fois.
— Madame, le petit Barbelivien se prépare à la vocation religieuse. M. Rezeau et moi avons pensé que vos enfants ne sauraient être en meilleure compagnie. Moi-même, qui ne suis qu'un cadet de ferme, j'ai jadis bénéficié de la même sollicitude de la part d'une grande famille de mon pays.
— C'est bon, coupa Folcoche, j'ignorais. Mais je voulais vous demander autre chose. D'où viennent les rillettes que mangent ces enfants à leur goûter ? Je ne leur en ai point donné.
— Jean vend du poisson dans les fermes, je crois.
— Qu'est-ce que c'est que ce trafic ! Au surplus, je ne vois pas comment il peut pêcher en hiver.
— Il doit vendre aussi du gibier.
— Mon fils braconne ! C'est complet !
M. Rezeau, alerté, me demanda des précisions, que je lui donnai très franchement.
— En somme, sacré petit bonhomme ! tu me fauches des cartouches et tu tires mes lapins à la barbe de mon garde.
J'en convins. Folcoche crut triompher. Mais mon vieux chasseur de père reconnaissait son sang et, très fier de mes coups de carabine, m'alloua six cartouches par semaine, à la seule condition de lui en rendre compte.
Mme Rezeau n'insista pas. Quatre ou cinq gifles, distribuées en pure perte sur des joues qui ne rougissaient même plus, venaient de lui faire comprendre enfin la nécessité de changer de tactique.
Du jour au lendemain, son attitude changea. Elle devint non pas conciliante, mais presque silencieuse. Sans doute ne pourrait-elle jamais récupérer le lest que nous l'obligions à jeter par-dessus bord, mais l'essentiel était de reprendre bien en main les rênes du gouvernement. Cette Albion des marais craonnais, pour coloniser les siens, retrouva les immortels principes de division lente qui ont fait la fortune de l'Angleterre.
Petit-Jean fut neutralisé le premier. Un peu de surenchère suffisait. Mme Rezeau proposa que ce « pieux enfant » devînt désormais élève officiel de l'oblat.
— Je crois que c'est une bonne action à faire. N'est-ce pas, mon père ? dit-elle en arborant le plus précieux de ses sourires (le numéro un, l'archangélique, celui des enfants de Marie qui reviennent de la table sainte).
B VI et papa n'en demandaient pas tant. Leur flair diplomatique peu développé ne renifla qu'une odeur de sainteté. L'oblat répondit avec émotion :
— En effet, madame, c'est bien, c'est très bien ce que vous faites là.
A la merci de la mégère, qui pouvait désormais, d'un seul mot, anéantir ses ambitions studieuses, Petit-Jean cessa ses importations d'œufs, nous refusa des courses compromettantes. Folcoche, toutefois, ne put en faire un espion. Le gamin tenait à nous ménager également, nous qui pouvions éventer ses projets de futur défroqué.
Du côté de Fine, qui nous manifestait une trop vive sympathie et qui, selon notre mère, avait, durant son absence, scandaleusement dilapidé le contenu de ses armoires, Folcoche tenta vainement une diversion. Une promesse d'augmentation faite à la sourde et muette ne la rangea point dans son camp. Fine se moquait de l'argent, qui ne lui servait à rien. Rectifiant son tir, Folcoche parla de la remplacer. Peine perdue ! Papa s'y opposa farouchement : tous les Rezeau ne manqueraient pas de lui en faire de sanglants reproches. Alphonsine était un meuble sacré de la Belle Angerie . Au surplus, Fine ne s'émut point de telles menaces. Elle se savait irremplaçable. Nulle autre bonne ne tiendrait plus de huit jours sous la férule de Folcoche.
Inlassable, Folcoche se tourna vers Cropette et lui prodigua les avances. Malgré ses maigres talents, elle entreprit de lui tricoter un chandail, lui fit couper des flanelles. Son huile de foie de morue fut remplacée par du sirop iodotannique. Enfin, après avoir préparé le terrain par de fréquentes insinuations sur l'excellence de ses devoirs et l'espoir qu'elle avait de le voir un jour réussir à l'École Centrale, elle décréta :
— Il faut remonter Marcel d'une classe. Il est nettement en avance. Nous lui gagnerions ainsi une année, qui lui sera infiniment précieuse lorsqu'il sera en mathématiques spéciales.
L'oblat ne demandait pas mieux. Cette mesure simplifiait son travail. Je faisais figure d'imbécile qui s'est laissé rejoindre par son cadet, mais tant pis ! Cropette accepta cette nouvelle faveur comme toutes les autres, dignement, tranquillement, comme un dû. Notre frère savait très bien à quoi s'en tenir sur l'affection de sa mère, dont les plus vives attentions ne pouvaient d'ailleurs dépasser le tiers de ce que fait une mère normale pour le bien-être et la joie de ses enfants. Il savait aussi que sa signature figurait au bas de la déclaration des droits. Profiter des uns et des autres, se faire prier des deux côtés à la fois, telle demeurait sa politique. A Folcoche, il dédia mille sourires fermés. A nous-mêmes, mille serments de fidélité. Pour le mettre à l'aise, je lui donnai la bénédiction du cartel :
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