— La pension des jésuites coûte cher, et Paule ne veut pas en entendre parler.
— Mais n'as-tu donc aucune autorité sur elle ? finissait par s'écrier la comtesse, se rapprochant du centre du sujet.
M. Rezeau l'en écartait vivement :
— Ma chère, nous sommes mariés sous le régime de la séparation de biens et la fortune de Paule lui appartient en propre.
Finalement, aucune décision ne fut prise.
Si… pour être juste, il faut noter qu'une décision fut prise. M. Rezeau convoqua ses collègues entomologistes à La Belle Angerie . Il était urgent de régler un certain nombre de questions pendantes. La Stretomenia sinensis avait été décrite, le même mois, par notre père sous le nom précité et par le professeur Chadnown sous celui de S tretomenia orientalis . Laquelle de ces deux appellations serait retenue pour la détermination internationale ? Il devenait également nécessaire d'instituer un judicieux système d'échanges.
— Chadnown a osé m'envoyer de vulgaires drosophiles contre de rarissimes Arulœ ! Et qu'est-ce que ça peut me foutre, à moi, spécialiste des sirphides, de recevoir des papillons du Brésil, que ces brutes de Portugais ne savent même pas étaler correctement… quand ils ne les ont pas descendus au pistolet !
Furent invités le professeur Chadnown, de Philadelphie, l'abbé Rapant, de Malines, Ibrahim-Pacha, du Caire, et le senor Bichos-Rocoa, de Sao-Paulo. Tous s'occupaient des diptères, alias mouches à deux ailes, mais le premier s'intéressait plus spécialement aux puces (« Pas aux poux ni aux pucerons, mes enfants ! Car ce sont des hémiptères »), le second, aux tipules, ces fausses araignées qui galopent sur l'eau, le troisième, aux moustiques, qui sont restés la troisième plaie d'Égypte, et le dernier, aux tabanides, qui comprennent toutes les variétés de taons du monde. Bien entendu, M. Rezeau avait invité d'autres éminents diptéristes, mais ceux-là vinrent qui en avaient les moyens ou purent saisir une occasion, tel Bichos-Rocoa, exportateur de cuirs bruts, dont les peaux servaient de madère première aux godillots de l'intendance.
Ibrahim et Bichos ne firent que passer. Le premier ne parlait qu'arabe ou latin ; le second torturait l'anglais. Tous deux fort grands seigneurs et petits savants, ils déçurent beaucoup notre père.
— Ibrahim ne s'intéresse aux moustiques que dans l'espoir de se faire bien voir de son gouvernement : il ne connaît que les moyens de les détruire et n'est pas fichu de déterminer correctement un sujet ! Même remarque pour Bichos-Rocoa, pour qui les tabanides sont avant tout des insectes piqueurs, qui trouent les peaux et en diminuent la valeur. Ni l'un ni l'autre ne sont vraiment désintéressés. J'aime les spéculatifs, moi…
Le professeur Chadnown, sous ce rapport, le combla. L' alise craonnaise, le fromage en jonc sortis des mains de Jeannie Simon ne l'eussent sans doute pas retenu longtemps, mais, le soir, tandis que nous faisions un pont en sa compagnie, un petit animal, qui trottinait le long de l'allée, se roula en boule à notre approche.
— Oh ! fit l'Américain, a rabbit ?
— No, répondit mon père, ce n'est pas un lapin, c'est un hérisson.
— Hé-ris-son !… répéta Chadnown, songeur.
Et, soudain, le professeur prit ses jambes à son cou et fila comme un zèbre vers La Belle Angerie . Nous l'attendions, perplexes, mais devinant qu'il allait tenter quelque expérience. Du bout de sa canne, M. Rezeau agaçait le hérisson, qui resta prudemment roulé en bogue, risquant à peine, de temps en temps, un coup d'œil sur nos galoches. Il s'agissait d'un nez-de-cochon, que les rabouins distinguent de la variété nez-de-chien et font cuire à l'étouffée dans la glaise. Bientôt nous vîmes revenir Chadnown, toujours courant, tenant de la main droite un flacon d'éther et de la main gauche le seau hygiénique de sa chambre.
— Sapristi ! Que voulez-vous faire ?
Mais Chadnown, les yeux brillants et marmonnant un chewing-gum d'Anglais, enveloppait délicatement le hérisson dans son foulard et, ainsi protégé contre les piquants, le transférait au fond du seau. Après quoi, sans hésiter, il lui vida sur le nez son flacon d'éther et referma le couvercle.
— La pauvre bête ! protesta l'oblat, qui se méfiait des protestants.
Le professeur de Philadelphie attendit trois minutes, sans daigner nous expliquer son étrange conduite, puis découvrit le seau où gisait le malheureux nez-de-cochon dûment pâmé. Alors l'Américain tira de sa poche une pince à insectes et se pencha vers sa victime. De petits points noirs parsemaient la porcelaine.
— Les puces ! s'écria papa. Il a pensé aux puces du hérisson !
Le mystère devenait limpide : le professeur enrichissait sa collection. Ces parasites sont, en effet, propres à chacune des espèces dont ils vivent. Ceux du hérisson européen ne figuraient point au musée entomologiste de Philadelphie. Trop petits pour être épinglés, ils furent collés immédiatement sur des morceaux de moelle de sureau. Quant au hérisson, rendu à la nature craonnaise, il se réveilla sans doute une ou deux heures plus tard, bien épucé jusqu'à ses prochaines amours.
Chadnown s'en fut, ayant, avec grandeur d'âme, abandonné à notre père la priorité dans la déterminaison du Stretomenia sinensis , qui portera donc éternellement cette parenthèse (Jacobus Rezeau, 1927). Il fut remplacé par le grand tipulidien, l'abbé Rapant, de Malines. Professeur de rhétorique dans un collège wallon, il était affligé de verbosité et d'adiposité. Les vacances de Noël, qu'il nous consacra, étaient plus rudes que d'habitude : la neige tenait, ce qui est plutôt rare en pays craonnais. Emmitouflé dans un cache-nez considérable et portant deux douillettes l'une sur l'autre, le gros homme s'amena sans crier gare : nous n'étions pas allés le chercher à Segré et il dut « se taper » les six kilomètres à pied.
— … Que c'est bon pour la santé, savez-vous ! fit-il en décrottant ses souliers. Mais c'est une bien mauvaise saison pour nous, cher monsieur. Les tipules ne courent pas sur la glace.
Sa présence sanctifiait l'entomologiste et le manoir. Nous fûmes gratifiés de deux messes quotidiennes, la sienne faisant double emploi avec celle de l'oblat, mais ne pouvant, par politesse, être « séchée ». Au surplus, comme le Belge payait quarante sous ses enfants de chœur, de graves contestations surgirent entre nous. Frédie, que sa grande patience envers les discours entomologiques avait rendu sympathique au professeur de rhétorique, prétendait en garder le monopole. La rente de la messe des tipules lui semblait très préférable aux restants de vin de la messe des cupules . (Cette dernière étant ainsi dénommée parce que l'oblat avait la manie d'enterrer partout des glands de chêne, famille des cupulifères. Petit buveur, il ne vidait jamais complètement ses burettes.) Une conférence tenue dans ma chambre trancha ce débat : Frédie verserait soixante pour cent de ses pieux pourboires à la caisse secrète que nous venions de constituer pour pallier le retour éventuel de Folcoche.
Cette décision du « cartel des Gosses », mené, comme toutes les formations politiques, par les éléments d'extrême gauche (c'est-à-dire moi), ne fut d'ailleurs pas la seule prise lors de ce meeting, qui avait des buts plus vastes et plus ambitieux. Décidés à tenir tête à la contre-attaque que Folcoche n'allait point manquer de lancer contre nos libertés, nous venions de réaliser officiellement le front commun. Cropette en était, ainsi que Petit-Jean Barbelivien, le fils du tenancier de l'annexe, menacé dans le privilège, qu'il prisait fort, de partager nos jeux (depuis qu'il s'était, ce manant, pour escroquer de l'instruction, découvert une irrésistible vocation sacerdotale). Nous pouvions compter sur la neutralité de l'oblat et sur la sympathie de Fine. A l'imitation de celui des gauches, notre cartel était donc assez disparate et surtout partisan de garnir l'assiette au beurre.
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