— Venez causer une minute au feu, reprend-elle.
Assis bas sur une chauffeuse bancale, les mains en avant, devant l'âtre qui fut celui de Bertine et où brûle encore ce noueux bois de culée qui appartient à l'abatteur et que Jobeau, ahanant, a dû passer des heures à fendre, je n'ai plus qu'à écouter Marthe. Pour ne pas perdre de temps, elle démoule de petits fromages de pays, puis se met à rincer les faisselles :
— Pour revirer, Madame, elle a reviré ! J'en ai entendu sur vous tant et tant ! Et entre nous, vous-même, vous l'avez si bien arrangée…
La lavette brasse de l'aluminium dans la bassine pour assurer la transition. Marthe change de voix :
— Faut dire que Monsieur Marcel, en voulant tout, vous a aidé. Et puis aussi votre demoiselle… C'est pas croyable ! Je l'avais jamais vue, Madame, s'échauffer pour rien ni pour personne. Salomé-ci, Salomé-ça, elle ne parle plus que d'elle. La voilà comme ensorcelée.
— Elle vous l'a dit ?
— Elle me dit tout, fait Marthe. Vous savez, Madame, elle ne sait rien faire et maintenant qu'elle est seule, sans bonne, c'est une pitié ! Je l'ai vue faire cuire une escalope dans une casserolée d'eau, à gros bouillons. Et ne parlons pas de son linge… Mouillé, c'est lavé : elle vous fait sécher ça, tout gris, au-dessus de son poêle qui fume. Elle est en panne pour un bouton. Alors elle vient, on s'aide, on se raconte…
Marthe saisit un torchon, se met à essuyer ses moules et campée dans ce franc-parler à quoi l'ont encouragée notre déconfiture et des années de confidences, elle me sert mon paquet :
— Excusez le coup de langue, mais le monde, à Soledot, regretterait plutôt Monsieur Marcel. Un homme si comme il faut ! Qui pratique. Qui donne à l'école libre et aux œuvres…
Accumuler les privilèges et se donner ensuite celui de la bienfaisance, je connais le programme : il a été celui des miens depuis deux siècles et, tout décrassés qu'ils soient de leur déférence, tout férus qu'ils se veuillent de leurs droits, les paysans du coin en sont encore ébaubis. Notons ce trait que mon père eût couvert d'éloges : Marcel n'a jamais fait ravaler la façade dont le crépi se détache par plaques ; il a préféré entretenir un reste de prestige. Cependant Marthe s'immobilise et tend l'oreille :
— Le car monte la côte, dit-elle.
Je n'entends rien, mais la finesse d'ouïe paysanne lui permet vite de préciser :
— Il ralentit. C'est M. Rezeau.
Ne sursautons pas : elle a raison. Selon l'usage elle appelle Fred, aîné de feu son père, par le nom de famille. Elle l'a fait toutefois avec une certaine moue. Si le car s'arrête au bout de l'allée, qui peut en descendre ? Aucun voisin : elle le saurait. Car elle sait tout et, notamment, que le pauvre monsieur n'a pas de voiture.
* * *
Lui aussi, il aurait dû aller directement à Soledot. Mais puisqu'il passait devant après tant d'années, il n'a pas résisté au désir de jeter un coup d'œil sur la vieille maison mère, quitte à remonter ensuite le dernier kilomètre à pied sous la pluie. Je suis sorti sur le pas de la porte pour le voir arriver. Mais ce bonhomme dont le ventre écarte les pans flottants d'une vieille gabardine et qui abrite son crâne luisant sous un journal à demi déployé, est-ce vraiment Fred ? Il patauge lourdement, il traînasse en regardant à droite et à gauche comme s'il comptait les derniers arbres. Je ne le reconnaîtrai vraiment qu'à vingt pas : grâce à son nez tordu à gauche et à son menton en galoche qui pointe entre deux orbes de graisse. Pourquoi me souvenir à cet instant que j'ai seulement dix-huit mois de moins ? J'en suis glacé et sa première remarque ne me consolera pas :
— Tu te tiens, mon salaud !
La suite le ressuscite un peu :
— Tu as vu ? Elle nous a tout coupé, même le grand rouvre planté par le fondateur. Horrible à penser ! Si ça se trouve, ce chêne Louis XV parquette maintenant le living d'un B.O.F… Tu me suis ? Je veux voir le reste.
— Madame m'interdit d'ouvrir la maison en son absence, dit Marthe. Mais vous pouvez rôder dans le parc. Je vous prête un pépin.
Il s'agit d'un engin de couleur puce qui a les dimensions d'une coupole et sous quoi, stoïquement assise sur un tabouret de traite devant son panier d'œufs et ses canards aux pattes liées, Marthe peut braver la giboulée en attendant le chaland une fois par semaine sur la place du marché. Nous y tiendrons aisément deux pour faire, mélancoliquement, le tour d'une sorte de désert où les fardiers ont creusé de profondes ornières et que parsèment ces légers renflements de terrain, enserrés de racines, au centre de quoi, quasi funéraire, résiste la dalle de bois laissée au ras de la terre par la scie à moteur. Les circonférences régulières commémorent des résineux, les ovalisées des feuillus. Leurs ronds concentriques donnent l'âge des défunts et je me penche de-ci, de-là, pour reconnaître le cormier géant, le frêne record et, à l'odeur qui persiste, le cèdre argenté, le séquoia à bourre rouge qui, tous deux, faisaient leurs six mètres de tour. J'avais déjà entrevu ce massacre, où l'avarice a sans doute eu moins de part que la mauvaise joie de faire tomber des arbres aussi généalogiquement représentatifs pour une famille terrienne que l'ont été leurs planteurs.
— La salope ! gronde Fred, avec une sorte d'allègre rage.
Fred, qui supporte mal de retrouver les choses dans un état trop différent de celui de ses souvenirs, a réinventé le ton d'une époque où nous gravions nos V.F. sur l'écorce des disparus. Ni lui ni moi pourtant depuis cinq lustres ne sommes venus traîner les pieds sous leurs ombrages. Ni lui ni moi ne sommes innocents. La mère a sacrifié les arbres des Rezeau, j'ai sacrifié leurs idées, Fred leurs ambitions, Marcel leur terre, comme si chacun de nous concourait à une vaste entreprise de destruction où son seul rôle lui parût excusable. Par ailleurs quelle étrange continuité dans le discontinu ! Semblable à Mme Rezeau, Fred a l'air de m'avoir quitté la veille. Le temps lui a fait perdre ses cheveux comme il a fait perdre à La Belle Angerie ses futaies. Mais Chiffe, bientôt quinquagénaire, a la même voix, pour dire :
— Tiens ! Voilà Cropette.
* * *
Le P.D.G. à son tour nous rejoint. Il nous a vus de loin descendant vers l'étang. Pour ne pas se mouiller il n'est pas sorti de voiture et sa Mercedes roule lentement sur l'ancien chemin de ronde qui ne se distingue plus du pré que par une légère dépression dans le niveau de l'herbe. Des brindilles craquent sous ses roues. Arrivé à notre hauteur il ouvre la portière et vient sans façons se réfugier sous le grand pépin de Marthe.
— Je pensais bien vous trouver là, dit-il.
Oui, c'est Cropette : en vacances de sa femme et de ses enfants, de ses soucis et de ses charges, comme nous-mêmes le sommes des nôtres. Il ne peut pas dépouiller sa peau de grand patron aux airs dégagés en qui s'américanise le sérieux bourgeois. Il garde à la boutonnière l'insigne discret de cette confrérie qui recrute parmi les chefs d'entreprise et avec la bénédiction de N.N.S.S. les évêques — aujourd'hui plus communément dénommés les pères — modifie l'allure, sinon l'exercice, de l'autorité bien-pensante. La prunelle lui a tourné un instant en voyant ce qu'est devenu Fred. Mais miracle ! il est presque simple et cordial. Sans doute est-ce son intérêt aujourd'hui de se baisser, de faire l'aimable. Sans doute se force-t-il un peu pour s'interdire de jouer les importants. Mais comment ne serait-il pas saisi par la rareté d'un fait qui ne s'est pas reproduit depuis 1933 : notre présence simultanée à La Belle Angerie ? Pour quelques minutes voilà sa raideur cassée. Il est sans question, sans reproche, sans calcul. Il a tout oublié comme nous. Aîné, cadet, benjamin n'ont pas d'âge ; les années, les situations, les apparences, les intérêts perdent leur sens, leur poids. Les trois frères sont au bord de l'étang, sous la soie puce où les gouttes tambourinent. Ils viennent d'apercevoir ie bateau. Leur vieux bateau. Il a besoin d'être écopé, l'eau affleure le caillebotis. Mais le fond a été repassé au coaltar, le bordé repeint, les tolets graissés :
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