— Laisse-moi partir quelque temps, souffla-t-elle. Je ne pourrai pas me supporter ici en ce moment.
Tandis qu'elle appuyait ses lèvres sur ma tempe, je surpris le coup d'œil féroce jailli d'entre les cils serrés de Mme Rezeau. Puis Salomé se releva pour s'installer auprès d'elle et je ne vis plus qu'une paupière tendre d'oiseau de proie sur son nid.
Ce pouvoir d'imposer aux autres sa décision, cette promptitude à la mettre en œuvre, voilà qu'effaçant vingt-cinq années de retraite ils lui revenaient pour des raisons diamétralement opposées. Le lendemain, dès neuf heures, après avoir longuement scruté mes cartes, repéré ce qu'il fallait voir, Mme Rezeau téléphonait à une agence de voyages spécialisée dans les « dates tirelires » et les prix de basse saison. Pressant le mouvement, elle reprenait l'appareil pour retenir deux places, par chance disponibles dans un avion du jour. Elle continuait par un coup de fil à M eDibon pour l'avertir qu'elle serait absente au moins un mois :
— J'aimerais, ajouta-t-elle, que vous n'attendiez pas mon retour pour établir, sinon l'acte, du moins le compromis de vente de La Belle Angerie. Ne laissez pas traîner cette affaire, assurez-vous des signatures de mes fils. J'avais préparé le projet d'accord ; je vous l'envoie dans l'heure.
Puis elle continua par un télégramme à Marthe Jobeau et une visite éclair à ma banque d'où elle me fit retirer une somme d'argent qu'elle me remboursa en me griffonnant un chèque sur la sienne (non sans faire des réflexions sur le coût du voyage, sa moue sollicitant une aide… qu'elle refusa, peut-être en espérant que j'insisterais). Revenu au trot et profitant de l'absence des cadets partis au lycée, comme de celle de Jeannet qui venait de reprendre son poste sur l'ordinateur de la Compagnie d'assurances où il travaillait avant son service, elle bousculait Bertille, encore indécise. Elle me bousculait, moi, pas plus chaud que ma femme pour la laisser emmener Salomé, mais soucieux d'accéder au désir de ma fille et, par ailleurs, fasciné par le spectacle d'une ardente adoption dont je me piquais de voir jusqu'où elle pourrait aller. Elle bousculait la petite elle-même qui nous aurait bien accordé un délai ; elle bourrait, elle bouclait sa valise en soufflant :
— Ne fais pas comme j'ai fait. Ne moisis pas dans ta chambre et dans ta déconvenue.
Bref, à seize heures, poussant Salomé devant elle, Mme Rezeau tendait à la préposée avec un large sourire deux cartes d'embarquement.
— Au fait, c'est mon baptême de l'air, dit-elle, guillerette, en nous faisant un victorieux petit signe de la main par-dessus la balustrade.
Nous l'avions, Bertille et moi, accompagnée sans joie. Dix minutes plus tard, grimpés sur la terrasse et respirant à pleins poumons la puissante odeur de kérosène qui devient aujourd'hui le parfum des ailleurs, nous vîmes la Caravelle, crachant deux filets gris, se cabrer sur la piste et monter vivement dans un ciel rose jambon bordé à l'horizon d'une épaisse couenne de nuages.
Quatre jours sans nouvelles. La négligence était-elle imputable aux postes espagnoles ? Je l'avais déjà remarqué, lorsque nous l'avions envoyée perfectionner son anglais en Ecosse, puis l'année suivante en Irlande : l'absence de Salomé rend la maison plus vide que celle de Blandine ou de Jeannet ; elle est, comme celle d'Aubin, responsable d'un certain silence où les murs semblent s'éloigner les uns des autres, comme les parquets allonger leurs lattes d'ordinaire raccourcies par la vivacité de ses pas. Je n'aime pas y réfléchir, mais il faut bien s'avouer que les affections, comme les reines-marguerites, ça se repique. Il y a des êtres à qui les circonstances semblaient donner moins de titres, qu'on a un temps ménagés par scrupule et dont l'existence même, peu à peu, se met à combler la vôtre. Pour le mieux savoir, je n'étais pas le seul à l'éprouver. Comme j'étais rivé à mon bureau, Blandine l'était à ses cahiers. Bertille s'affairait, nerveuse. Retour d'école, Aubin rôdait dans le jardin, seulet, ou venait entrouvrir ma porte :
— Rien de Smé ?
Le cinquième jour — un jeudi — il grimpa bruyamment l'escalier en brandissant deux cartes postales identiques où en deux exemplaires montait, chapeauté de blanc, dans un bleu aussi nu que soutenu, le Pic de Teide, réclame numéro un de Tenerife. Bien, me dis-je : on nous écrit séparément. Mais Mme Rezeau ne s'occupait que de Salomé : Plus on regarde, moins on s'écoute. Je lui en donne le plus possible à voir. J'essaie de l'empêcher de se recroqueviller derrière ses lunettes de soleil. Quant à Salomé elle ne s'occupait pas moins de Mme Rezeau : Dix heures de tourisme par jour. Grand-mère a envahi les Canaries et veut, partout, profiter de tout : sangria, excursions, fruits de mer ou trempettes. Elle veut absolument demain prendre le coucou de Ten Bel… Salomé ajoutait, il est vrai : J'espère vous manquer autant que les Erdés me manquent. Mais rien de plus. Une lettre entraîne aux confidences. Les cartes postales, que peut lire le facteur, protègent ceux qui n'ont pas envie d'en faire.
Pour ne pas nous décevoir tout de même, elles défilèrent dès lors au rythme d'une par jour : toutes soigneusement timbrées de vignettes différentes pour donner à Aubin l'occasion de les décoller à la vapeur sur le bec de la bouilloire ; toutes barbouillées de couleurs chaudes et la plupart d'entre elles célébrant le haut béton surgi parmi les fleurs, les sables fins, les aloès et les grandes feuilles toujours effrangées des bananiers. Ces dames ricochaient d'une île à l'autre : de Tenerife à Gomera, de Hierro à la Grande Canarie… Cependant que nous-mêmes, dans le même temps, sans bouger, nous ricochions du blanc au noir, de souci en satisfaction.
* * *
Ce fut d'abord un flic en civil qui survint : rondouillard, poli, prodigue en petites révérences de tête comme en questions bonasses. Il enquêtait, rien de grave, messieurs-dames, sur une petite affaire de marijuana. Le nommé Gonzague Flormontin, ami de vos enfants, n'est-ce pas ? et particulièrement de Mlle Salomé, charmante jeune fille, d'après tout le monde… le nommé Gonzague leur avait-il parfois distribué des cigarettes ? Avions-nous senti une odeur particulière ? Avions-nous remarqué un trafic ?
Dieu merci, Bertille éclata de rire et l'inspecteur voulut bien se contenter, avec une tasse de café, de mon immense étonnement.
* * *
Huit jours plus tard, à la tombée de la nuit, sonnait à notre porte le docteur Flormontin. Lissant d'une main sa rose calvitie, il commença par nous prier d'excuser son fils, empêché, de n'avoir pas donné de ses nouvelles depuis dix jours. Je lui répondis que j'en avais eu, comme tout le monde, par la rumeur publique et il se répandit aussitôt en dolents commentaires : le pauvre petit ! Il avait été bien abusé par de mauvais amis. Nous, qui le connaissions, n'en doutions sûrement pas. Il n'y eut point d'écho : ce qui nous valut brusquement, de la part de ce praticien aux diagnostics froids, un plaidoyer nasillard, à demi bégayé, plus sympathique que convaincant. A fils unique père unique : celui-ci n'admettrait jamais l'indignité de celui-là. Mais il eut le tort, en partant, de me demander négligemment si nous savions ce qu'était devenu le bateau :
— Je sais seulement, dis-je, à quoi il servait et que les amis de Gonzague l'ont fait disparaître à temps.
Le bonhomme s'arrêta pile :
— Mais alors, dit-il, effrayé, c'est plus sérieux que je ne pensais. N'en parlez pas, surtout.
D'un coup d'épaule dans le vide il se redressa et, saluant du chef, s'enfourna dans sa voiture sans avoir soufflé mot de Salomé. Ma froideur l'avait sûrement empêché de nous dévoiler le véritable but de sa visite.
Читать дальше