« Tu parles d’une pomme ! » dit-il.
Il s’agit certainement de lui, car pour la critique d’autrui, comme tout le monde, il aurait forcé la note et dit : « Tu parles d’un con. » Du reste, il continue, décontracté comme je voudrais bien l’être dans l’autocritique :
« La mémoire, non, tu n’aurais pas pu m’en refiler un peu plus ? Je me suis encore fichu dedans, avec leurs valences. Ne te fais pas de mousse, tu n’as rien à craindre : ce n’est pas moi qui te ferai casquer un doctorat. »
Ceci pour le ton, qui reste jeunet. À l’occasion Bruno se creuse vraiment et, parfois, très avant. J’aime l’innocence avec laquelle il touche alors à des sujets qu’à son âge j’aurais farouchement tus. (Il est vrai qu’une oreille de père a moins de nacre que celle d’une mère.) Aussi poisson que son frère, maintenant, il m’entraîne de temps en temps à la baignade du C. S. C. Il pique sous les cordes, tambourine à coups de talon sur les gonnes de flottage, pousse au mépris du règlement jusqu’à la passerelle de fer qui enjambe la Marne, la contourne en se jouant du courant et revient, brassant, crawlant, bouchonnant, faisant son serin, éclaboussant l’œil des maigres ondines prudemment assises sur le caillebotis du ponton et dont le nombril, centre d’un navrant petit monde, ponctue le ventre plat. Il n’a d’ordinaire pas un regard pour elles. Mais voici que s’avance une tout autre créature, une demoiselle très achevée, si mal contenue par son maillot que son avers (ce que Bruno appelle « les phares ») comme son revers (ce que Bruno appelle « le pont ») ont des générosités de statue. Bruno qui se hissait, ruisselant, glorieux, se recroqueville. Il me rejoint, subitement étroit, voûté, sans poil, insuffisant d’épaules. Son regard qui ne quittait pas l’inconnue, en train de tâter du bout du pied l’élasticité du tremplin, oscille, revient, repart, se délivre enfin. On se détourne, on s’assied, on se tortille un peu, on grogne :
« Merde alors, ça m’agace. »
Et Bruno, discrètement, tire sur son slip gonflé. Et c’est moi qui suis gêné, qui envie le paganisme gaillard du père de saint Augustin fier de s’apercevoir, aux Thermes, que son fils était devenu pubère. Mais Bruno ne m’épargnera pas :
« Ça devrait se commander ! » reprend-il, sans la moindre ironie.
Et aussitôt, en se retortillant :
« Tu penses, comme c’est commode, après, le soir, de se résister ! Tu y arrivais, toi ? »
Le fichu gosse ! Mes réflexions s’allument, comme une série de bougies plantées sur les lustres d’église et reliées par un fil où court la flamme. Un : Quel ton facile pour parler de choses qui ne le sont pas ! Est-ce une grâce particulière ou touche-t-elle cette génération ? Deux : Il aurait pu dire : « Tu y arrives, toi ? » Croit-il donc, ce naïf, que je n’ai plus les moyens de la tentation ? Trois : Quand j’avais huit ans, je trouvais scandaleux les éventaires des marchands de bonbons. Le monde est mal fait. Au désir, comme à la gourmandise, il est toujours interdit de croquer l’étalage. Quatre : Une des bougies ne prend pas : c’est la réponse qu’il faudrait donner, tout de suite. Cinq : L’impureté n’est pas dans l’acte, mais dans l’idée qu’on s’en fait. Qui le tient pour un dérivatif est aussi pur que le continent. Pourquoi ne puis-je pas l’affirmer, alors que je le pense, alors que je puis rendre à cet enfant candeur et tranquillité ? Six : Voilà bien l’exemple du problème pratique, banal, journalier, devant qui les pères sont toujours aussi muselés que les leurs le furent, toujours aussi impuissants à tenir leur rôle. Prenons la tangente, puisque nous sommes un lâche :
« Nous sommes tous les mêmes, tu sais. »
Ceci n’approuve ni ne condamne. J’en ai chaud. Mais la septième bougie s’allume, brille si fort qu’elle éclipse toutes les autres : « Fichu gosse ! Mon gosse ! Tant de confiance souligne assez ce qui la lui inspire. Ce dont j’ai tant rêvé. Ce que je suis pour lui… » Un instant la bougie vacille et fume. Bruno ronchonne de nouveau, tout bas. Je devine :
« Moi, tu sais, je n’y arrive plus. »
Bruno ! L’aveu me comble. J’aimais ma mère et je n’aurais pas pu.
Sa mesure, avec ça. Sûr de mes faveurs il n’en réclame aucune. Il les éviterait plutôt. Certains cadeaux l’irritent. Tous semblent choquer chez lui le sentiment confus (je connais ça) de son peu de mérite, une sorte d’humble point d’honneur et, peut-être, l’idée qu’il se fait de notre entente. Pour son anniversaire j’avais repéré, chez le grand bijoutier de l’avenue de la Résistance, un chrono à multiples aiguilles, un chef-d’œuvre né du même génie que ces couteaux, également suisses, dont les multiples lames font l’orgueil d’une poche de garçon. J’ai traîné mon fils jusqu’au magasin, mis le doigt sur l’objet. Mais Bruno s’est aussitôt récrié :
« Mets-y un frein ! Cette montre-là, Michel lui-même n’en a pas une si belle. J’aurais l’air de quoi ? »
Il n’a pas choisi la moins chère, mais un modèle courant, monté sur un solide bracelet qu’il s’est attaché au poignet en répétant (deux fois : il devait être très content) le « T’es chic » qui lui sert d’action de grâces.
Sa reconnaissance n’aime pas en effet les mercis. Outre la formule précédente — dont il est avare — et en vertu de l’étymologie bien connue ça va, savate, etc., Bruno exprime ses satisfactions à l’aide des pointures, « Trente-deux ! » pour un plat, c’est un jugement sévère, redouté de Laure. S’il crie « Quarante ! » en revenant du mair, c’est que Mamette est dans un bon jour. J’ai su où nous en étions, lui et moi, le jour où Bachelard m’a répété ce que Bruno dit de moi sous les préaux :
« Mon père ? Ah, je ne l’échangerais pas pour un autre ! C’est un vrai quarante-quatre. »
Son influence : autre aspect de nos transformations. Les benjamins bien en cour servent souvent à leurs aînés d’ambassadeurs.
« Tu devrais dire au vieux que je suis fauché… Et ma raquette, il me l’a promise, tu ne peux pas le lui rappeler ? »
Louise cajole Bruno, le ponctue de rouge, l’appelle « son petit brun ». Michel compose avec l’ex-« patate », lui reconnaît une situation intermédiaire entre le groom et l’intendant. Bruno préfère encore sa manière :
« La dèche, la lèche ! » dit-il calmement.
Ce rôle ne l’emballe pas. Chance inouïe, sur laquelle je ne reviendrai jamais assez, non seulement Bruno déteste jouer les favoris, mais il n’imagine pas qu’il puisse l’être ; il croit que son unique pouvoir vient de ce qu’il est là ; il est persuadé que mes vrais favoris, honorés comme tels de permissions, de libertés, ce sont ses favoris à lui : « Louise pour ce qu’elle a dehors et Michel pour ce qu’il a dedans », étant bien entendu que lui, Bruno, n’a rien. Cependant il s’efforce, fait son juste, pèse nos intérêts.
« Tu tombes mal, c’est bien le moment, mon père vient de payer sa surtaxe », objecte-t-il prudemment.
Ce qui ne l’empêche pas de faire mon siège :
« Michel doit avoir bonne mine quand il est sans un pour remercier qui le trimballe… »
J’ai même droit à de vraies sentences :
« Quand on a commencé à s’écorcher, autant gratter jusqu’au bout ! »
Laure elle-même a recours à Bruno. Sa présence n’a jamais été opaque, mais depuis l’éviction de Marie elle atteint le comble de la transparence. Elle est toujours partout, mais on dirait qu’elle est parvenue à peupler la maison comme l’air la remplit. Bruno est l’intermédiaire entre le visible et l’invisible. Laure est peut-être dans mon dos, c’est peut-être elle qui vient par économie d’éteindre la moitié du lustre, c’est peut-être elle qui fourgonne dans le placard aux balais, n’importe, c’est Bruno qui demande :
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