Quant à Louise, admissible, elle avait raté l’oral, en juillet comme en octobre et, refusant catégoriquement de tripler, s’était de nouveau lancée à l’assaut de nos répugnances pour nous imposer son entrée dans une école de mannequins. Résigné à la voir dactylo ou infirmière ou même vendeuse, son docteur ès lettres de père avait essayé d’embaucher l’inquiétude de sa belle-mère, de sa belle-sœur, puis de se réfugier dans une douce ironie quand lui furent cités de grands exemples, comme celui de Praline, de Bettina et d’autres dames qui ont su rendre illustre leur carrière de portemanteau. Mais vite lassé d’entendre mettre en cause son modernisme, il ne put résister à ce respect humain, de signe inverse, qui rajeunit — et ravage — les prudences paternelles. Louise voulait gagner sa vie ? Argument louable. Elle voulait être mannequin ? Choix moins louable, mais dont, rien qu’à la regarder, on ne pouvait nier qu’elle eût les agréables moyens. Mamette, longtemps hésitante, emporta le morceau :
« Après tout, finit-elle par bougonner, n’ayons pas de préjugés. Que ce soit de la langue comme un avocat, des bras comme un terrassier, des pieds comme un coureur, on paie toujours de sa carcasse. Et puis un mannequin, ce n’est pas un modèle ; son rôle, au contraire, est de s’habiller. »
Et Louise, autorisée, catapulta ses dix-neuf ans. Je me retrouvai de plus en plus seul, avec Bruno, le dimanche. Mais bientôt la semaine nous rapprocha davantage encore. Rompant avec le principe, auquel je m’étais toujours tenu, d’envoyer mes enfants dans un autre établissement que celui où je professais moi-même, je pris prétexte du fait que Bruno demeurait seul à Charlemagne pour le transférer à Villemomble. N’était-il pas plus simple de faire le trajet ensemble, chaque jour, dans la quatre-chevaux ? Bruno partit, rentra, en même temps que moi, se mit à vivre à mon rythme.
On voit ma chance : la seule que j’aie su prendre. Mais déjà je m’inquiète : mon intimité avec Bruno, disons franchement : ma préférence, je ne voudrais pas qu’on la crût d’occasion ni qu’on en méconnût le caractère. Bien sûr, il y avait au fond de moi un bonhomme qui la tenait pour son dû, sa revanche, sa consolation. Mais elle n’était pas fermée, elle n’était pas insolente (l’insolence, il m’arrive de l’envier ; je n’y parviens jamais). Bien que j’aie l’habitude d’envelopper mes sentiments, les plus simples comme les plus inattendus (conseil maternel : on ne montre ni son âme ni son caleçon), cette préférence n’était pas non plus camouflée. Elle était. Ce qu’elle était, au jour le jour. Dépourvue de pathétique, de véhémence. Tranquille, tamisée. Remarquable, mais peu remarquée. Avouable, mais inavouée. Si l’on n’y voyait pas de défi, je dirais volontiers : naturelle (mais je n’en exprimerais pas justement la nature). Cet excès, né d’un manque, ce passage du courant de lui à moi, de moi à lui, cet accord dont ni dans sa bouche ni dans la mienne il ne fut jamais question, cela fait, comme un parfum, partie des richesses que leur seul inventaire évapore ; cela se décrit si mal que, pour en donner un aperçu, je ne saurais le faire que par touches.
Notons ainsi sa place dans l’auto.
Il est normal que dans une famille le plus jeune, c’est-à-dire le plus petit, celui qui ne saurait voir par-dessus la tête des grands, aille s’asseoir devant, à côté du conducteur. Il est normal que le siège, où pour accompagner son père un enfant prend place chaque matin, en l’absence de ses frère et sœur, continue en leur présence à lui être assigné par habitude.
Bruno sera donc toujours devant, à côté du chauffeur. Quand il daignera monter dans la 4 CV, Michel sera toujours derrière, pestant contre l’obligation de replier ses longues jambes ; sa sœur aussi, bien qu’elle craigne pour ses bas. Au besoin, Laure se coincera entre eux, pour ne pas gêner le chauffeur.
Mais quand Michel, nanti de son permis, s’installera d’aventure au volant, on verra Louise monter près de lui, tandis que père et fils, permutant avec ensemble, iront s’installer sur la banquette arrière.
Je dis « père et fils » avec intention, le détail n’est pas vain. Quand je parle de Michel ou de Louise, j’emploie le prénom ; « Louise devrait être rentrée… Michel a-t-il écrit ? » Il en fut longtemps ainsi pour Bruno, également appelé « le petit » par une de ces facilités ou de ces gentillesses de bouche qui d’ordinaire horripilent les benjamins.
Mais le fait d’avoir Bruno sur les talons, si souvent, de le présenter en deux mots, mon fils, à tous venants, a fini par me déformer la langue. Si je suis sorti sans lui, je vais immanquablement demander, en rentrant :
« Mon fils est là ? »
Laure y a l’oreille faite. Ce « mon fils » désigne pour elle « le fils qui, justement, est toujours là » ; elle n’y voit pas malice. Il lui arrivera même de répondre :
« Non, votre fils n’est pas là. Mais Michel vient d’arriver, à l’improviste. »
Elle ne remarquera point et longtemps je ne remarquerai pas moi-même, car je n’y mets pas d’intonation particulière, que le nom de Bruno, je le réserve à ce dialogue où ne figure ni « mon chéri » ni « mon chou » ni aucune appellation de ce genre, ni aucun diminutif. « On y va, Bruno ?… Dis, Bruno, tu as mis de l’eau dans le radiateur ? Mets un pull, tu sais, Bruno, il fait frais. » Bruno, appellatif, interrogatif, vocatif, cela suffit, la nuance fait tout, dit tout, qui fait glisser la langue entre les lèvres et ma seule précaution est d’adoucir mon B, comme si je craignais de mériter le reproche dudit, qui déteste son nom (je ne l’ai pas choisi) et grogne encore parfois : « Bruno, pruneau, c’est un nom à fiche la colique. »
Fait notable, Bruno rend la monnaie. « Papa » n’a pas disparu de sa bouche, mais il préfère dire :
« Mon père est là ? »
L’aisance de Bruno. J’y tiens, plus qu’à toute autre preuve. Ce n’est en aucune façon sa spécialité ; il reste même très noué, dès qu’il s’éloigne de la maison. Cette aisance-là, j’en ai pris le privilège ; je l’ai vue naître, de la pire contraction ; je l’ai flattée, excitée de cent façons et c’est une chance que malgré de tels encouragements elle n’ait pas tourné à la désinvolture. Bruno n’en abuse pas, parce qu’il l’ignore. Elle inspire seulement ses gestes, ses demandes, ses reparties. Dépourvue de malignité, elle n’est pas de tout repos. Bruno a l’oreille infaillible, l’œil rigoureux de la jeunesse. Ce que nul n’ose me dire, il le dit tout rond et cela donne tantôt, devant le poste :
« Tu te goures. Ça, on l’a déjà entendu. Ce n’est pas le second, c’est le troisième mouvement… »
Et tantôt, à la sortie de la salle de bain :
« Dis donc, Papa, tu prends du ventre. »
Ce que je ne tolérerais de nul autre.
La franchise de Bruno : autre preuve. Bruno a appris à se confier. Entendons-nous : il le peut, maintenant, quand il le veut. Il le veut rarement. C’est un garçon aux dents serrées, qui ne se relâche point pour des vétilles. Les chuchots, les épanchements, la diarrhée des confidences que les filles ne savent retenir et dont s’emmouscaillent passionnément leurs mères, ne seront jamais son fait. Il a du secret, comme on a de la moelle et, pour certains, il faudrait lui scier l’os. Ses confessions il les livre même le plus souvent sous la forme d’exclamations, de questions saugrenues. Mais il n’a point de tabous, ni de fausses pudeurs. Il s’épuce soudain. Et s’il s’épuce, c’est que ça le pique.
Voyez : il sort, ébouriffé — à force d’avoir nerveusement fourragé dans ses cheveux — de la classe de chimie ; il se précipite sur son bouquin, le feuillette âprement, tombe en arrêt sur la bonne page :
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