Au dessert nous parlons de papa. “Ta mère a vécu dans l’ombre de ton père, dit Tio. C’était le genre de l’époque. Mais je peux t’assurer qu’elle y a vécu comme un arbre à l’ombre d’un oiseau.” L’évocation rituelle est là-dessus fort discrète. Elle se trahit seulement par voie comparative, en rappelant sa bonté :
— Ce que tu peux lui ressembler ! Quand je te vois faire avec Nicolas, je le retrouve : lui non plus n’a jamais osé te donner une gifle. Heureusement que j’étais là.
Elle était là et je lui en sais gré. Nul ne m’a fourni mieux qu’elle le sentiment de la justice, nécessaire à l’enfance comme le toit et le pain. Ses blâmes, ses compliments, tout était mesuré, ajusté, indépendant de l’humeur. Une fois, m’ayant puni à tort, elle a eu le courage de m’en demander pardon, m’inspirant du même coup un respect merveilleux. Un temps fut où j’étais si féru de son oracle qu’avant d’ouvrir la bouche, pour répondre à un tiers, je la consultais de l’œil. Mais je sais aujourd’hui que son battement de cils, qui signifiait tu peux ou c’est bien, lui était délicieux ; qu’elle meurt d’ennui pour avoir abdiqué. Et elle sait que je le sais. Elle se reprend :
— Une fois veuve, j’ai même été un peu trop là, dit-elle.
Et la voilà enfin qui rapidement se lâche :
— Le pouvoir des femmes ! Je ne l’ai pas détesté. Mais seul il ne vaut pas mieux que celui des hommes. Trop de père, on se révolte ; trop de mère, on s’amollit.
C’est assez. C’est peut-être trop. Je me suis trop longtemps reposé sur elle, sans doute. Mais est-ce suffisant pour expliquer que je sois, si aisément, si complètement passé d’un matrimoine à l’autre ? Ma mère ouvre, puis referme un sourire :
— Vous, au moins, vous êtes deux ! dit-elle, en guise d’espoir.
Et la quinzaine passée, ceci se vérifiera. Ma liberté garde de la corde. Je suis allé au concert, avec Gilles. Je me suis fait tailler chez Thierry un costume dont la coupe, le tissu, la couleur et le prix n’auront été contrôlés par personne. J’ai déjeuné chez Coquereau avec cette petite collègue, parfaitement innocente de l’usage que je fais d’elle, quand la chair est triste, au bénéfice de Mariette : son appétit, comblé par un lapin chasseur, m’a durant une heure donné l’impression de traiter ma maîtresse.
Mais dans la maison désaffectée, chaque soir, le silence s’épaissit : la rigidité des objets augmente, les photos des enfants me vrillent de regards insistants. Je relis avec attention les lettres bihebdomadaires, invariablement kilométriques (nous sommes allés jusqu’à Damgan), barométriques (il pleuvait hier. Nous espérons qu’il fera beau demain, pour les vives eaux) et pharmaceutiques ( tous leurs trucs, pour les coups de soleil, ça ne vaut pas le blanc d’œuf). Je dénombre les signatures de la page finale, entrelacées de dessins laborieux, de fleurs collées, au milieu de quoi se détache un Maman, fortement souligné (une fois, entraînée par l’habitude, Mariette a signé ainsi le carnet de recommandés). J’écris, moi-même : à chacun, chacune, pour qu’ils aient tous leur lettre de papa, même ceux qui ne peuvent pas la lire (épreuve douce, mais épreuve ! La niaiserie des enfants n’a d’égale que la nôtre, quand nous resuçons du Bic en cherchant quoi leur dire). Gilles part pour La Trinité où il a un bateau. Tio, invité par Mamoune, s’est jeté dans le train de Vannes. Quiberon m’effraie moins. Le beau-père bouclera le 31. Mais Éric étant libre le 29, nous ne l’attendrons pas.
Éric a déjà oublié la panne, la bielle coulée, la poussette sur le bas-côté, le remorquage jusqu’à Auray, les regrets du garagiste qui n’avait pas la pièce, qui a demandé trois jours pour réparer, le transbordement des bagages jusqu’au train. Il m’a peu aidé, il a pesté tout le temps, mais du moment qu’il est arrivé, il est content : ses grognes qui se dissipent au fur et à mesure ont vraiment un grand avantage sur mes rognes qui sont longues à se décontracter. De la gare à Ty Guimarch, malgré ses valises, il n’a cessé de courir. J’avais peine à le suivre. J’étais en nage, je crevais de soif et l’arrivée devant une maison fermée ne m’a pas détendu. Si nul ne vous attend, à quoi sert de télégraphier ?
— À cette heure-ci, tu penses, ils sont tous à la plage, dit Éric, laissant tomber son barda.
Il repart, empruntant la traverse, bordée de cyprès tordus vers l’est, qui rejoint le front de mer. Il a enlevé ses chaussures et la cravate desserrée, le gilet ouvert, il piète dans le sable brûlant où résistent quelques panicauts :
— Une nouvelle ! Il y en a chaque année, fait-il, pointant le doigt vers une construction neuve.
Ses parents sont toujours venus ici. Il se retrouve à chaque pas, cet homme-enfant qui n’est vraiment lui-même qu’en vacances et les attend toute l’année dans l’ombre de la banque. Nous débouchons sur le boulevard, à la hauteur du mât de la météo dont le drapeau, forcément vert, pendouille. Inutile de tendre l’oreille : les bouées sonores, qui au moindre souffle mugissent de l’Oceano Nox, sont absolument muettes. Azur dessus, azur dessous : l’un fond dans l’autre et cette huile miroitante, au loin, fait frire Belle-Île. Au plus près c’est le spectacle ordinaire : de la raie blanche du jusant au rempart de toile allongé par les tentes, le nu grouille mollement sous la canicule. Éric fait un effort d’imagination :
— Quelle rockerie ! dit-il, accoudé au parapet.
Rockerie est le mot juste. Les manchots de la Terre Adélie, les otaries aux îles Pribilov, les saumons sur les gravières ont de ces rendez-vous massifs, chaque année. Nous descendons. En principe Mariette, dédaignant les vertes et rouges comme les jaunes et noires des agences rivales, loue une tente coq de roche de l’agence du Manoir : pas trop loin de l’escalier central, donc du passage ; pas trop loin du club Mickey et de la baraque du crêpier ; pas trop près de la colonie ; pas trop près de l’affleurement rocheux où la couche de sable est trop mince. Bref, elle loue “son” 78 et Gabrielle le 79, au même tarif ; savoir six mille francs par mois ou dix mille pour les deux, plus le transat, dont la rentabilité paraît encore plus remarquable.
— Tu les vois ? fait Éric.
Non, je ne vois personne : ni les siens ni les miens. Nous sommes pourtant dans le secteur. Nous allons, nous enjambons les premiers corps gluants d’ambre solaire. Parmi tout ce strip, étalé pour la sieste, c’est nous qui sommes scandaleux, qui faisons virer des prunelles lentes et naître des sourires goguenards.
— Ils n’ont pas eu leurs emplacements : il y a quelqu’un d’autre ! s’exclame le beau-frère.
Au beau milieu de la 78, entre les tendeurs de l’auvent, gît une mémère en maillot violet, béant devant sur le néant, flottant de tous côtés sur un second maillot de rides que l’os perce à son aise. Son regard indulgent dégouline sur une espèce de schtroumpf blondasse, qui armé d’une pelle de plastique s’occupe activement à l’enfouir avant l’heure. Au 79, bien à plat sur le dos, dort un poussah que sa respiration gonfle et dégonfle, en faisant frissonner la soie blanchâtre qui embroussaillé le lard de son poitrail. Nous poussons plus loin, par-dessus des cuisses. Enfin à la hauteur du 104, de l’intérieur d’une tente surgit le colonel, plus menu encore que d’habitude dans un slip grenat. Il étend un bras grêle :
— Stop, les enfants ! C’est ici, la yourte.
— Salut, l’oncle ! dit Éric. On vient chercher les clefs.
Appeler les gens par leur grade familial, même quand on n’est pas de leur famille, est un tour populaire qu’affectionnent les Guimarch. De la même façon, en parlant de maman, ils me demandent : Et comment va la grand-mère ? Mais la vocation avunculaire de Tio est telle qu’il l’étend volontiers. Très à l’aise en son simple appareil, il nous tend une main à chacun et secoue, en expliquant :
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