Un chat miaule, qui a peut-être faim, qui sera gavé ce soir de viande hachée, en l’honneur du jour faste. Nous allons, chat ! nous allons les voir aujourd’hui tous les Quatre. Et pourtant faste, faste… ce samedi l’est-il donc ? Léon aussi maintenant, il passera une heure ou deux, par-ci, par-là, dans cette pièce. Il aura aussi la gentillesse de commande qu’ont Agathe, Rose ou Guy, le derrière au bord de la chaise, l’œil sur la porte, de peur sans doute que j’aille donner un tour de clef. Je ne devrais pas me plaindre, n’est-ce pas ? Ils sont revenus. Mais Gabriel, ce bon apôtre, qui disait : N’exige plus rien d’autre, attends qu’on te le donne ! ne savait pas à quel point il avait raison. Rien d’autre, en effet : c’est ce qu’ils offrent avec le sourire, leur petit bonheur en prime. Il n’y en a pas un, pas une, qui ait eu le courage de s’embarrasser d’une traîne-la-patte et de prendre quinze jours de vacances avec moi.
Moins vingt. Aline n’ose pas s’asseoir de peur de froisser sa robe. Le Splendid est à cinq minutes, il est vrai. Mais il est indispensable d’arriver la première, d’être bien visible à l’entrée, fermement plantée dans la courtoisie et tendant main longue aux arrivants. Le pénible, l’incroyable arrangement de dernière heure l’exige. Voilà qu’Aline se remet à claudiquer, l’œil sur le crucifix paternel, où est accroché un vieux bout de romarin béni à Chazé. Enfin, voyons, la prétention du père d’assister au mariage avec sa pute et son moutard, pouvait-on y souscrire ? Je ne veux pas la connaître, Seigneur, ni la voir de ma vie, ni lui donner la moindre occasion de croire ou de faire croire, surtout en public, que je la reconnais pour ce que la loi prétend qu’elle est devenue à ma place et que Vous-même avez proclamé nul. Vous les voyez, tous deux, à l’église, nous narguant de leur présence, avec ce mioche légal, mais né d’union civile, donc pour Vous pur bâtard ? J’ai dit non. Je devais dire non. Je reste la vraie femme. Vous êtes forcément d’accord.
Moins dix. Faudra-t-il appeler un taxi ? Aline enfile son manteau. Mieux vaut prendre l’ascenseur, aller attendre dans le hall : ce sera déjà ça de gagné. Il n’est pas possible que Léon ait oublié, mais il n’est pas exclu que son retard exprime son mécontentement. Qui l’eût cru ? Léon, le patient Léon écoute encore poliment, mais tranche aussi poliment et n’en fait qu’à sa tête. Affecté par chance au Val-de-Grâce, il est aussi rare que s’il faisait son temps à Carpentras. Et c’est par lettre qu’il a froidement annoncé : Excuse-moi, mais pour éviter toute discussion, tout éclat, nous avons décidé, Solange et moi, de nous marier sans cérémonie. C’est fait. Nous donnerons sous huitaine une petite réception pour la famille et les intimes. Je te propose d’y venir de trois à cinq, Odile n’y paraissant que de cinq à six. Tu comprends bien que je ne puis pas exaspérer papa qui nous a loué un studio et versera ma pension à Solange tant que je ne serai pas libéré. Ne nous fais plus de complications. J’ai déjà eu assez de mal à calmer les parents de Solange…
Aline met la main sur le bouton de la porte. La dignité est-elle donc une complication sur quoi doit l’emporter l’argent du père ? Et pourquoi fallait-il solliciter cette aide, pourquoi ce mariage prématuré ? Discret comme est Léon, nul ne saura si Solange était sa maîtresse, s’il y avait presse ou non. Aline ouvre, sévère, et soudain se déride. Léon est là, qui justement arrive, qui tend la main vers la sonnette, qui hume le courant d’air, mais se gardant bien de dire que ça sent le chat, ôte son képi à bande de velours vert pour tendre une joue râpeuse :
— Toi, fait Aline, tu es comme ton père. Ta barbe pousse si vite qu’à midi il faudrait recommencer à te raser.
— Allons-y ! dit Léon qui semble étonné de la référence.
*
Fils attentif, il a ouvert deux fois la porte de l’ascenseur, puis celle de l’immeuble, puis celle de la voiture et enfin fait tourner lentement le tambour du Splendid, chaque fois s’effaçant, prenant, lâchant, reprenant le bras de maman. Ce n’est guère son genre, pourtant. Que craint-il ? Un esclandre ? Ou seulement des questions ? Cette petite Fiat grise, en effet, qui donc l’a payée ? Bouclé dans son uniforme, Léon est toujours lui-même dès qu’il s’agit d’ouvrir la bouche. C’est le cadeau des parents, a-t-il dit sans préciser. En fait de cadeau, sa mère, il le sait, ne saurait lui en faire : elle n’a rien et, même si Louis avait eu la délicatesse de lui proposer une petite somme à cet effet, c’est encore lui qu’il aurait fallu remercier.
— Ça va ? dit Léon.
Aline, la main crispée sur le bon biceps rond de ce garçon, bâti par elle, sent bien l’effort qu’il fait : pour la soutenir en ralentissant le pas, pour apparaître indispensable, pour faire l’entrée qu’il faut. Diminuée, presque infirme et vous comprenez bien, n’est-ce pas ? très à plaindre, bien plus à plaindre qu’à blâmer pour son fichu caractère, intransigeante et respectable, voilà ma pauvre mère. Un frac s’incline, puis un autre, et, le menton relevé au-dessus de son nœud blanc, un troisième conduit Madame au salon, qui est déjà presque plein. M me Colonge n’est pas à l’entrée, mais quelque part parmi les invités qui s’écartent sur le passage de l’autre invitante. Enfin voici au centre de la pièce un petit groupe de fauteuils, sans doute réservés aux handicapés et aux personnes âgées. Solange, en robe rose assez vaporeuse pour ne rien avouer de ce qui pourrait être, se précipite :
— Asseyez-vous, ma mère, je vous en prie.
Baiser de la bru qui se range à gauche du fauteuil pour faire pendant à son jeune époux. Dans un léger brouillard, peut-être dû à la fumée des cigarettes, s’approchent d’autres robes longues, bleues, jaune paille, vertes, gris perle, lamées or, mêlées à des pantalons rayés, des costumes sombres. Baiser d’Agathe, qui n’est pas accompagnée, qui souffle : Maman chérie ! et passe. Baiser de Rose. De Guy, tellement allongé. D’Annette. De Ginette. D’Henri Fioux. Des neveux. De Gabriel. D’Emma. De Flore…
— C’est dommage que grand-mère Rebusteau n’ait pas pu venir, fait une voix. Elle est au lit, avec un zona.
Réglé comme un ballet, le mouvement s’accentue qui peu à peu masse la famille derrière Aline, tandis que fluent maintenant vers elle des gens qui n’embrassent plus, qui font de la courbette et tendent de la main à ongles vernis ou à ongles nature. Solange, qui semble bien être la véritable organisatrice (ou la déléguée de sa mère qui passe, souriante, effacée, exhortant par l’exemple à la même réserve), Solange énumère : ce sont des Colonge, le père, jusqu’alors jamais rencontré, une tante, deux oncles jumeaux, une sœur germaine, une demi-sœur — fille d’un premier mariage de Monsieur, non pas divorcé, mais veuf. Qui disait donc aux Agars : Le veuvage a parfois les mêmes résultats, mais au moins l’Ex du veuf n’en sait rien ? Voici encore des Colonge, puis des Belvenec, cousins par Madame, poussant loin la mode de Bretagne. Et enfin trois personnes, évidemment indispensables et qui s’efforcent de paraître accessoires, de saluer bonnes dernières, trois personnes qui furent un beau-père, une belle-mère, un mari et dont on pourrait se demander si par hasard ils ne le seraient pas soudain redevenus :
— Non, non, ne vous levez pas, Aline ! dit la belle-mère dont la sollicitude va jusqu’à tapoter entre deux paumes moites la main sèche qui lui est tendue.
— Je suis heureux de voir que vous êtes tout à fait remise, dit le beau-père dont l’œil, lui, s’effare et, de cheveux blancs à cheveux gris, rend hommage au résultat d’un certain nombre d’années.
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