La honte me chauffe les joues, je dois être rouge comme une pivoine.
– Ensuite j'ai rencontré le Maestro et nous avons formé un duo. Mais, pour les producteurs, le public, et le Maestro lui-même: un film du Maestro est un film du Maestro. Il faut que son ombre plane sur tout, de l'esquisse de l'idée de départ au montage final, en passant par l'affiche et parfois même la musique. Pas question de cosigner quoi que ce soit quand Sa Sainteté y a apposé son sceau. Et après tout, c'est mieux comme ça.
– Tu aurais dû nous raconter, Louis…
– Je n'avais pas besoin de vous raconter. Tu sais pourquoi? Parce que la complicité et l'enthousiasme de cette époque-là, je les ai retrouvés avec vous trois pour la Saga. Je remercie Dieu de m'avoir fait éternel has been, sinon je n'aurais pas été de cette belle aventure.
Il me sert sur un plateau une occasion rêvée d'aborder les vraies raisons de ma visite.
– …Chhhhut!
Il se braque comme un chien d'arrêt quand il entend un grognement lointain et pointe le doigt vers la fenêtre du Maestro.
– Je vais voir s'il n'a besoin de rien.
Je lui emboîte le pas, nous montons l'escalier comme des voleurs, il ouvre doucement la porte de la chambre du maître et la referme un instant plus tard.
– Il dort.
– Laisse-moi le voir, Louis. Juste un coup d'oeil. Offre-moi ce souvenir. Si un jour j'ai des enfants, je leur raconterai cet instant-là. Ils le raconteront à leur tour et j'aurai une chance de rester dans les mémoires.
Il se fend d'un sourire et ouvre à nouveau la porte de la chambre. Je passe la tête à l'intérieur.
Le Maestro est là.
Le profil enfoui dans un oreiller.
Tranquille.
Perdu dans le monde des rêves.
Ces mêmes rêves qui sont devenus les nôtres depuis si longtemps.
– Merci…
Il me raccompagne jusqu'à ma chambre.
– Louis, j'ai autre chose à te demander. Il faut que je t'en parle maintenant sinon ça va me travailler toute la nuit.
Pas la moindre lueur de surprise sur son visage. Il entre, s'adosse à la fenêtre et croise les bras avec un air de défi.
– J'ai besoin de toi à Paris pour rattraper les conneries de la Saga.
– Et merde…
– Nous n'avons pas le droit de la laisser dans cet état-là.
– C'est le Maestro que je ne peux pas laisser dans cet état-là.
– Il comprendra, Louis. Tu n'as pas le choix.
– Tu pouvais tout me demander, sauf de le lâcher maintenant. Depuis que Lisa est morte, je n'ai que lui. Et je ne veux pas l'abandonner dans sa dernière folie. Même si, juste après, c'est lui qui m'abandonnera encore.
De la fenêtre du bureau, je vois, de chaque côté de l'avenue, une voiture banalisée où deux pauvres bougres attendent qu'on vienne les relayer. J'ai repéré aussi deux flics en civil, l'un à la terrasse du tabac, l'autre sur le banc en face du kiosque. Je ne sais pas s'ils dépendent tous de la même maison ou s'il y a un manque de coordination entre les services. Une chose est sûre, ils ne nous lâcheront pas d'une semelle tant que nous n'aurons pas terminé cet ultime épisode.
– Tu nous fais chier à regarder tout le temps dehors, mec. Manquerait plus qu'on les plaigne!
Depuis que nous nous sommes remis au travail, Louis, Mathilde et Jérôme ne perdent pas une occasion de me dire qu'ils seraient bien mieux ailleurs. Ai-je vraiment eu besoin de les convaincre de finir ce que nous avions commencé? Maintenant que je les ai sous les yeux, penchés sur leur écran, j'en doute. Sont-ils revenus parce que je les ai suppliés ou parce que la Saga elle-même a lancé des appels auxquels ils ne pouvaient résister?
Mathilde téléphone dans son île dès qu'elle le peut. Son équipe lui fait une synthèse complète de tout ce qui s'est passé dans la journée et elle leur donne les directives pour le lendemain. J'ai cru que son business mobiliserait toute sa disponibilité mentale, mais il n'en est rien. Elle se concentre à 100% sur le tout dernier épisode de la Saga.
Non sans une certaine morgue, Jérôme nous a montré un fax de Clint Eastwood tombé ce matin. Il aime beaucoup le script de Full T ime Love que notre cher collègue lui a fait parvenir juste avant son escapade parisienne. Ils ont rendez-vous dans dix jours à New York pour en parler. Au rythme où nous avançons, Jérôme ne lui posera pas de lapin.
Le Maestro est allé faire des repérages en Sardaigne et en profite pour se reposer au soleil tout en dessinant les décors du prochain film. Louis a l'esprit tranquille. Cinecittà les attend tous les deux dans les semaines à venir.
– Dites donc, vous trois, nous sommes le 29 septembre? Ça ne vous rappelle rien?
– Le 29 septembre de l'année dernière, nous avions notre première réunion de travail dans ce putain de bureau.
Nous nous sommes regardés l'espace d'une seconde et avons repris le boulot comme si de rien n'était. Nous n'avons que faire des commémorations et des souvenirs. L'important, c'est demain, c'est le prochain épisode de notre vie, c'est notre devenir qui nous attend, quelque part, dès que nous aurons livré cet ultime épisode de Saga.
Et cet épisode-là n'a qu'une seule chose à raconter.
Les premiers jours, nous avons écouté les suggestions alentour, nous avons cherché à savoir ce qui manquait le plus à ceux qui avaient tant aimé la Saga. Chacun y est allé de son coup de cœur et de son coup de gueule, tous les personnages y sont passés. Quel avenir pour le couple de Mildred et la Créature? Qu'est devenu le vaccin contre la peur que Fred nous avait promis? Pedro est-il bon ou méchant? Camille va-t-elle ressusciter? Et des milliers d'autres questions, plus insoupçonnables, plus urgentes les unes que les autres. Il nous a fallu faire un bilan de toutes ces attentes pour nous rendre à l'évidence et accepter ce que nous savions déjà. Que sont Camille, Fred et Mildred, Marie et les autres, au regard de ces vingt millions d'individus qui ont fait vivre la Saga? À quoi bon pousser à bout le destin de chacun de ces petits personnages qui n'en méritent pas tant, après tout. Ce n'est pas leur Saga qui nous intéresse, c'est la nôtre, celle de la rue, celle que nous portons en chacun de nous. L'ultime épisode doit inspirer vingt millions de Sagas. Pour ce faire, nous avons besoin de vingt millions de scénaristes.
Celui qui a ri et pleuré à ce feuilleton, celui qui a aimé et haï celui-là portait dans son imaginaire, dans sa mémoire et dans son cœur, ce que la Saga avait de bon à lui donner. À lui désormais d'écrire sa propre Saga, jour après jour. Nous lui avons donné assez d'outils pour qu'il se débrouille seul. Il sait que rien n'est écrit et que les répliques ne sont pas immuables. Il ne trouvera pas meilleur que lui-même pour affûter son propre dialogue et choisir parmi les mille bifurcations que sa vie lui propose.
Mathilde, Jérôme, Louis et moi avons livré nos secrets de fabrication dans cet ultime épisode.
À eux d'en faire bon usage.
Au grand étonnement de Séguret, nous avons refusé les décors somptuaires, les budgets pharaoniques, les cascades et autres luxes des superproductions. La Saga devait se terminer comme elle a commencé, dans l'indigence de moyens, pour être plus proche de ceux qui étaient là depuis le début et de ceux qui se sont perdus en cours de route. L'ultime épisode va se dérouler dans le salon des Fresnel, chaque protagoniste bouclera sa boucle et la Saga fera partie de l'Histoire.
Un retour aux sources est parfois plein d'épreuves: nous avons demandé qu'il soit diffusé entre quatre et cinq heures du matin. L'idée que la France entière serait debout à cette heure-là nous a paru aussi juste que drôle. Dans vingt ans, ils se souviendront tous de cette nuit de veille devant la petite lucarne.
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