Je suis venu jusque dans cette île pour parler à Mathilde mais aussi pour tenter de percer le mystère de sa présence ici. Pendant le temps qu'a duré mon voyage, j'ai essayé d'imaginer toutes les hypothèses mais aucune ne m'a donné satisfaction.
– De vous à moi, il existe vraiment ce… comment s'appelle-t-il déjà?
– Le prince Milan Markevich de Laud.
– Arrêtez vos conneries.
– Son nom est dans tous les livres d'histoire et il nous attend ce soir à dîner.
– Sa tribu avec?
– Ceux que vous appelez sa tribu avec autant de légèreté sont non seulement une famille de sang royal, mais aussi de très chers amis. Je vous les présenterai tous un par un, vous verrez, ils sont attachants.
Je reprends un verre de vin, histoire de vérifier que tout ceci n'est pas un rêve. Le lynch-bages est si bon que c'en est sans doute un,
– Allez-vous me dire ce que vous faites ici, Mathilde Pellerin, dans cette île d'opérette, au milieu de tous ces fin de race?
– Vous appelez ça le business.
Elle sourit à nouveau. Sournoise. Triomphante. Mathilde, quoi.
– Vous vous souvenez de la manière dont vous vous fichiez de moi, tous les trois, quand je découpais mes photos dans les rubriques mondaines et la presse à scandale?
– Vous saviez vous auréoler de mystère, et celui-là était le plus épais.
– Eh bien, je pensais déjà à la reconversion. Reprenez donc une caille.
– Mathilde, je vous en prie!
Faire durer le plaisir. Voilà bien un souci de scénariste.
– De nos jours, à part les stars, à qui incombe la tâche délicate de faire rêver les foules?
Sans y réfléchir à deux fois, je propose:
– Les têtes couronnées?
– Exact. Seulement, de ce côté-là, on accuse un déficit terrible depuis une dizaine d'années. Les monarchies s'effondrent et se rendent ridicules, les princesses pondent des gosses et ressemblent à des mémères, pas une famille de sang bleu ne vient relever le niveau. Vous êtes d'accord?
– Si vous le dites.
– Déperdition de rêve égale faillite médiatique égale krach d'une industrie jadis florissante. Cette débâcle est sans doute un signe des temps mais c'est aussi un terrible manque à gagner. Heureusement, une poignée d'affairistes a décidé de reprendre tout ça en main. Les marchands de papier glacé, les marchands d'images, les marchands de luxe, les marchands d'art de vivre, les marchands de nostalgie, tous les marchands de grandeur et les vendeurs de décadence. Si on compte les produits dérivés, ça fait une sacrée galette.
– Mais…! C'est immoral!
– Et alors? Nous sommes en train de faire péter le Box Office, comme dirait Jérôme.
– Vous ne pouvez pas tromper les gens comme ça… Avec des acteurs, des décors…
– Quel acteur? Quel décor? Le prince Milan Markevich de Laud et sa famille sont au-dessus de tout soupçon. Ils tiennent admirablement leur rang, eux. Depuis le xvi esiècle, ils ont accompli un parcours sans faute, pas une campagne, pas un fait d'arme n'a échappé à la lignée des Markevich. En pleine alliance franco-russe, en 1906, son père Féodor se marie à Paris avec la comtesse de Laud, ils vivent à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1917 puis viennent s'installer ici. Le prince Milan naît en 18, mais moins de deux ans plus tard ils sont ruinés et doivent occuper les communs pour devenir les larbins des quatre ou cinq familles de parvenus qui se sont repassé le château. Il a fallu une armada de généalogistes pour remonter jusqu'à eux, et une bataille juridique invraisemblable pour leur rendre leurs biens.
– …?
– Ne me regardez pas comme ça, tout ceci est vrai, vous pensez bien que nous n'avons aucune envie de nous faire piéger par un quelconque pigiste du Canard enchaîné.
Je lui sers un verre de vin pour calmer le jeu.
– Continuez, Mathilde. Je suis prêt à tout entendre mais pour l'instant je n'y crois toujours pas.
– Une famille royale, un domaine paradisiaque. Ne leur manquait que…?
Je fais semblant de chercher mais j'ai bien peur d'avoir trouvé.
– … Des histoires?
– Pour leur faire vivre un quotidien extraordinaire, pour passionner le monde entier et rendre fous les paparazzi, il leur fallait un scénariste. D'autres que moi auraient fait l'affaire, mais compte tenu de mes romans, de la Saga, et de mon penchant naturel pour les histoires princières, c'est moi qu'on a choisie. Encore des morilles?
*
J'ai eu droit à un dîner d'apparat qui sentait bon le Grand Siècle. Le protocole voulait qu'on nous séparât, Mathilde et moi, mais j'ai fait comprendre au protocole que je préférais rentrer à la nage plutôt que me retrouver coincé entre une douairière et une perruque poudrée. Le Prince, un charmant vieux monsieur de plus de 75 ans, m'a accueilli avec quelques formules bien tournées et m'a présenté à toute sa famille. Nous nous sommes retrouvés dans la salle de réception du château autour d'une table de vingt-trois mètres. Musique baroque, laquais, invités de marque, sans oublier les journalistes, dehors. Tout y est.
– La liste des invités suit une logique qui échappe à tout le monde, me dit Mathilde. Avec l'aide de mes assistants, je choisis les heureux élus et laisse en souffrance ceux qui se damneraient pour dîner ici.
– Qui est cette belle fille, là-bas?
– Vous n'avez pas lu Paris-Match depuis combien de temps, Marco? Iliana, fille d'Aymé et Catherine de Laud, petite-fille du Prince. Elle a dix-sept ans et ne fait que des conneries. Avec le physique qu'elle a, il fallait qu'elle se lance dans le cinéma. Je lis ses scénarios, je la conseille pour toutes les bêtises possibles et toutes celles qu'il faut absolument éviter. Je lui rédige ses réponses aux interviews et lui demande de ne pas trop improviser quand elle est hors de portée. Je suis en train de lui chercher un fiancé qui va couper la chique à tout le monde, je vois bien un toubib qui parcourt l'Afrique pour traquer des virus.
– Classieux.
– Le type en face d'elle, c'est son frère Dimitri. Vous ne devinerez jamais son job.
– Le farniente?
– Non, le farniente, c'est l'oncle Anthony. Dimitri écrit des romans d'amour.
– Non…
– Si! Il en sort un par trimestre, j'écris ça d'une main en regardant la télé, ça entretient ma plume. Le plus drôle c'est qu'il les publie sous un pseudo et les suppositions vont bon train. Le bruit court qu'il est en train d'écrire un roman erotique.
– Vous n'allez pas faire ça.
– Si!
– Et la dame qui a l'air de s'ennuyer ferme, là-bas?
– Anna Watkins, la sœur d'Anthony. Je lui ai bâti une carrière de femme fatale redoutable, elle qui s'occupait d'un élevage de truites il y a cinq ans. Aujourd'hui on lui attribue plus de suicides qu'à Rudolph Valentino.
– Et la chaise vide?
– Je n'en suis pas peu fière, c'est la place de Virginie de Laud, l'aînée de la famille et princesse héritière. Elle a l'habitude de s'évaporer dans la nature et réapparaître sans prévenir personne. Il ne se passe pas un jour sans qu'un journal ne lance un scoop sur sa mystérieuse disparition. Chaque fois qu'elle revient, je lui trouve une histoire différente.
– Elle est où, en ce moment?
– Dans sa chambre, au-dessus de votre tête. Le statut de princesse n'est pas marrant tous les jours.
– Vous gérez combien de personnages, en tout?
– Si je compte les prétendants et quelques cousins, trente-sept.
– Quel est celui dont vous êtes la plus fière?
– Le Prince lui-même. Mon chef-d'œuvre. J'en ai fait un descendant bâtard de Pierre le Grand et aujourd'hui, il y a fort à parier qu'il possède le fameux trésor caché des Romanov. Sa forme physique lui viendrait d'un breuvage secret dont la formule est jalousement gardée par la dynastie.
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