– On en trouve encore?
– Non.
Il sort trois verres d'un petit meuble caché dans un mur. Je leur propose de trinquer à la mémoire du Vieux.
– Il est mort quand?
– Il y a un mois, dans son hôtel.
Nous cherchons chacun quelque chose à dire mais un petit rien nous en empêche. Un précepte de Louis: «Le scénario ce n'est pas du verbe, c'est avant tout de l'image. Aucun dialogue n'est meilleur que le silence.»
Nous avons levé et entrechoqué nos verres bien haut.
En avalant une gorgée rouge, le beau visage creusé de Mathilde s'est brouillé tout à coup.
– Même à l'époque je me demandais ce que vous trouviez à ce poison.
L'effet madeleine vient nous empourprer les joues. L'alcool précipite vers la tombe mais il a aussi le pouvoir de faire rajeunir de trente ans en quelques secondes.
– Ils ne vous ont pas fait trop de misères, en bas?
– Le Procès de Kafka, rien de plus.
– On ne peut pas y faire grand-chose, ils sont assez chiants sur la sécurité. Il faut dire que tu es notre première visite depuis des années, ça leur a fait tout drôle.
– Je vous ai écoutés bavarder. Le dialogue avait l'air bon mais je n'ai pas compris la moindre réplique.
Leurs regards se croisent un court instant. Ils se sourient. Rien d'amoureux, rien d'ambigu. Juste une extraordinaire connivence. Jérôme, un peu embarrassé, me montre le sol du bout de l'index pour me désigner la salle de l'assemblée générale, sous nos pieds.
– Au début, nous ne devions pas rester si longtemps. Ils avaient juste besoin d'un coup de main, en dessous.
– Les délégués?
– Ils nous ont «invités» en tant que consultants, il y a cinq ans. On n'est jamais repartis.
– Consultants?
– Ce sont d'assez bons théoriciens mais ils manquent d'assurance structurelle.
– Question imagination, ils sont nuls.
– Qu'est-ce que vous êtes en train de me dire, tous les deux?
– Faites-lui une phrase nue, Jérôme.
– Ils ont besoin de nègres pour écrire l'Histoire à leur place, mec.
– Arrêtez de vous foutre de moi…
– Ça nous a un peu surpris aussi, au début. Et à la longue, c'est devenu un job comme un autre.
– Nous sommes traités comme des rois. Chacun de nous a sa suite. Nous n'avons même plus envie de sortir, hein Mathilde?
Elle acquiesce d'un sourire.
Un peu abasourdi, je m'assois sur une des deux chaises et regarde l'East River. Jérôme vide les dernières gouttes de vodka dans mon verre.
Incapable de prononcer le moindre mot, j'essaie de les imaginer, ici, seuls à longueur d'année dans leur tour d'ivoire.
Elle. Lui. Leur attraction mutuelle. Leur lutte permanente. La fascination qu'ils ont l'un pour l'autre. L'apôtre de la guerre et la princesse de l'amour. Il faut bien ça pour faire un monde.
– Tu gardes ça pour toi, mec. Ils ne tiennent pas à ce que ça se sache.
Pour la première fois, il va falloir que je mente à Charlotte. Mais j'ai toute la durée du voyage pour trouver quelque chose de crédible.