Ensuite, nous nous séparerons pour de bon. Chacun de mes partenaires s'envolera à nouveau loin de Paris.
Et moi, dans tout ça?
Pour moi tout est allé très vite depuis le soir où j'ai entendu la voix de Juliette sur mon répondeur.
Charlotte est à Paris. Dans le studio qu'on lui prêtait quand elle était étudiante. Je ne t'ai rien dit et ne fais pas le con.
*
La porte s'est entrouverte. Tout de suite elle m'a demandé de parler à voix basse, avant même de me laisser entrer.
– Je ne sais pas si je vais te laisser entrer.
– …
– C'est Juliette qui a vendu la mèche?
– Tu n'es pas seule?
Elle jette un œil vers l'intérieur, l'air gêné.
– … Entre.
Immédiatement, je cherche la présence d'un tiers. La porte de la chambre est fermée.
– Ça n'a pas changé, ici.
– Tu peux t'asseoir là.
– …
– Tu veux boire quelque chose?
– Qu'est-ce que tu as?
– Du Bailey's.
– Au moins tu n'as pas perdu ton sens de l'humour. Du Bailey's…
– C'est très bon le Bailey's.
– …
– Il doit rester une bière.
Elle a toujours détesté la bière. Qu'est-ce que fait cette bière dans son frigo?
– Tu n'étais pas à Paris, ces derniers mois.
– Non.
Silence.
D'accord, j'ai compris. Il va falloir que je lui arrache les mots de la bouche un par un et j'ai horreur de ça. Dans mon métier, c'est une règle essentielle: il est interdit de s'embourber dans un «tunnel» explicatif. Pourquoi ci, pourquoi ça, ça s'est passé comme ci, et j'ai fait croire que c'était comme ça, et bla-bla-bla et bla-bla-bla! Pourquoi faut-il que dans la vie nous soyons obligés d'en passer par là, bordel!
– Tu travailles, en ce moment?
– Non, je suis en congé. Et toi, ton feuilleton?
Quel feuilleton?
– Ton truc qui devait passer la nuit.
– Ne me dis pas que tu es la seule personne sur le globe terrestre qui n'ait jamais entendu parler de Saga?
– Eh bien si, je t'annonce que je suis la seule personne sur le globe terrestre qui n'en a jamais entendu parler. Ça a été diffusé?
– Tu veux me faire marcher, là…
– J'étais dans la Creuse. Pas de télé, pas de journaux, c'est tout juste si j'avais l'électricité. La Creuse, c'est la Creuse.
– Oui, ça a été diffusé.
– Tu étais content?
– Je ne sais pas si c'est vraiment le moment de te raconter ça.
– Mais si. En trois mots. Ça m'intéresse. C'était tellement important pour toi.
– Disons que… Disons qu'en un an j'ai fait un cycle complet autour du soleil en passant par toutes les saisons. J'ai fait une sorte de voyage initiatique à 180°, je suis parti comme Homère et je suis revenu comme Ulysse. Je me suis mis en abîme, je m'y suis penché et ça m'a fait peur. J'ai repoussé les limites jusqu'à ce qu'elles me repoussent à leur tour, et je suis allé très loin, par-delà le bien et le mal. Mais ça ne m'a pas suffi, il a fallu que je fricote avec le diable pour me rapprocher de Dieu et me faire passer pour lui à mes moments perdus. J'ai revisité la tragédie grecque, la comédie à l'italienne et le drame bourgeois, j'ai foulé Hollywood de mes pieds, et j'ai été, l'espace d'un soir, l'invité des princes. J'ai brassé mille destins tordus et me suis retrouvé en charge de vingt millions d'âmes. Mais tout ça est rentré dans l'ordre.
Petit silence mérité. J'ai tout fait pour.
– Et toi, Charlotte?
– Moi? J'ai fait un enfant.
– …
La porte de sa chambre est fermée.
– Le scénariste, c'est moi, Charlotte. Les coups de théâtre, les rebondissements et les répliques cinglantes, c'est mon métier.
– J'ai quand même fait un enfant. Et si tu as peur que je te pique les répliques, je vais faire dépouillé: il est de toi, il a trois mois, c'est un garçon, je l'ai appelé Patrick en me disant que d'ici trente ans ce sera un prénom unique, donc d'un chic absolu.
La porte de sa chambre est fermée.
… J'ai besoin de la scène explicative.
J'exige un très long tunnel, avec les retours en arrière et les mises au point narratives qu'il faudra.
J'ai toutes les questions à poser.
Elle les attend. Avec toutes les réponses.
Je sens que mes répliques vont perdre de leur verve.
– … Pourquoi?
– Parce que j'ai eu les résultats des tests à l'époque où tu as commencé à travailler sur ton feuilleton. J'aurais aimé te l'annoncer sans en faire une montagne, en prenant des précautions, je sais que tu es un garçon impressionnable. J'ai essayé plusieurs fois.
– Et alors?
– Tu me le demandes? Tu ne te souviens pas à quel point tout ça t'a rendu fou? Fou dangereux! Tu étais obsédé par ton feuilleton, tes collègues, tes personnages, plus rien d'autre ne comptait dans ta vie, essaie de me dire le contraire.
– J'ai peut-être été un peu polarisé…
– Même quand tu étais à la maison, tu étais là-bas. Tu vivais des choses tellement plus exaltantes qu'avec moi et tu me le faisais comprendre. Un soir tu m'as même dit: Comment ça va à ton boulot? J'ai pensé que Mildred pouvait faire ce genre de job un peu plan plan,
– Moi j'ai dit ça?
– Tu as dit nettement pire. Je préfère oublier.
– La Saga était la chance de ma vie! Elle tombait mal, c'est tout. Tu aurais pu comprendre! Être un tout petit peu patiente. Que tu te sois tirée en douce au fin fond de la Creuse à cause de ça, c'est dégueulasse!
– Ce n'est pas la seule raison, Marco. Il y a eu aussi… ça.
D'un tiroir, elle sort le script de l'épisode n° 5 de Saga et me le tend.
– À t'entendre tu étais en train d'écrire la 8 emerveille du monde. Ce scénario tramait sur le lit, j'ai eu la curiosité d'y jeter un œil.
– …?
– Scène 21.
Je froisse la moitié des pages, mes mains sont de plus en plus moites… scène 21… scène 21… qu'est-ce que ça peut être que cette putain de scène 21, bordel de bordel?
2l. SALON FRESNEL. INT. JOUR
Jonas Callahan et Marie Fresnel sont seuls dans le salon. Elle prépare du thé.
jonas : Dites-moi, madame Fresnel, Camille a toujours été comme ça?
marie : Vous voulez dire aussi mélancolique, aussi affectée? Non. C'était une petite fille pleine de vie, elle était frondeuse, espiègle…
jonas : Je vais tout faire pour qu'elle le redevienne.
marie : Vous êtes gentil, Jonas, mais si vous voulez mon avis, je peux vous dire ce qui lui redonnerait la force et l'enthou siasme qu'elle a perdus.
jonas : Ce serait trop beau, qu'est-ce que c'est?
marie :… Un enfant.
Jonas se lève d'un bond, renverse sa tasse de thé brûlante sur ses genoux mais ne réagit pas. Il regarde fixement Marie.
jonas : Je suis tellement amoureux de votre fille qu'elle aurait pu me demander n'importe quoi… Jeter ma vie de flic aux orties pour devenir le pire des voyous. Me vautrer dans l'alcoolisme pour ressembler à mon père. Aller déterrer Schopenhauer et le ramener à la vie pour lui faire avouer qu'il s'est trompé. Me mettre une balle dans la tête pour lui montrer que la mort n'a rien d'extraordinaire. Elle aurait même pu me demander bien plus. Mais pas un enfant!
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