– Qui est cette dame en bas, Louis?
– Une fille qui n'a jamais quitté la contrée. Nous sommes devenus des espèces d'amis, à la longue.
– Elle est douce. Elle est jolie.
– Seulement voilà, quand nous nous sommes connus, je n'avais plus beaucoup de battements de cœur à lui offrir. J'en avais juste assez pour moi.
Je laisse traîner ma main sur une tablette, près d'un livre. Il en profite pour la saisir et la serrer dans la sienne sans cesser de regarder sa colline.
– Je suis crevé, Marco.
– Tu as toujours aimé te plaindre.
– Regarde dans le tiroir de la table de chevet.
Il libère ma main, j'ouvre le tiroir et en sors un gros cahier de brouillon jauni. Je le feuillette avec un soin extrême de peur qu'il ne tombe en poussière. Chaque page est bourrée de griffonnages et d'annotations, de gribouillis de toutes sortes. Je reconnais l'écriture du Vieux.
– Une relique de l'époque.
– Celle où tu travaillais pour les Italiens?
– Je t'ai déjà raconté?
– Il y a trente ans.
– Tant mieux, j'ai intérêt à m'économiser. Tu te souviens de toutes les divagations qui nous traversaient la tête pendant la Saga?
– Les films qu'on n'écrirait jamais, les idées les plus inavouables, les dialogues les plus absurdes, les répliques les plus gonflées, tout ce qu'on n'oserait jamais montrer à des producteurs.
– Avec les ritals, nous passions notre temps à écrire, boire, manger et raconter ce genre de bêtises. J'avais la fâcheuse habitude de tout noter au lieu de laisser s'envoler tout ça dans la légèreté du moment. Vingt années de films perdus sont consignées dans ce cahier. Des répliques qu'aucun acteur n'a jamais prononcées, et des idées, en pagaille, des idées qui nous vaudraient directement la prison si on les divulguait. Je t'en fais cadeau. Tu peux utiliser le matériel ou le ranger dans un tiroir comme je l'ai fait. Tu es seul juge.
– Je ne peux pas accepter, Louis.
– Qu'est-ce que tu veux que Loretta en fasse? Ça va partir dans une benne à ordure!
Une quinte de toux interminable ponctue ce petit accès d'autorité. Son masque grisâtre devient écarlate, je ne sais pas quoi faire pour le secourir sinon lui taper dans le dos. Contre toute attente, ça le calme. Il reprend lentement son souffle.
– Si un jour tu revois les deux autres, dis-leur que je n'ai jamais cessé de penser à eux. Le sourire de Mathilde, les coups de gueule de Jérôme. Et surtout le regard de Tristan perdu devant son écran.
Tout à coup, il s'agrippe très fort à mon bras, le temps d'un spasme, autant dire un siècle.
– Je vais appeler Loretta…
– Pas tout de suite!
Nouveau spasme. J'ai peur que mon cœur lâche avant le sien. Il me demande de l'aider à se coucher sur le côté.
– Je préfère fermer les yeux, continue de parler, dit-il.
– …
– Dis quelque chose, c'est ce que tu as de mieux à faire.
J'hésite encore. Le temps va me manquer. Prends ton courage à deux mains, Marco. Ou tu le regretteras le reste de ton existence.
– Tu sais, Louis… Il y a un point sur lequel on pourrait échanger deux ou trois mots, toi et moi. Mais je ne suis pas sûr que tu sois d'accord.
– C'est le moment ou jamais d'essayer.
Il a foutrement raison, le Vieux. C'est le moment ou jamais.
– Quelque chose me tracasse depuis le début, Louis. Mine de rien, j'y ai gambergé souvent. J'ai retourné ça dans ma tête des centaines de fois. Des milliers de fois. À la longue c'est même devenu comme un défi pour le scénariste que tu m'as aidé à devenir.
– Un problème de scénario? Tu ne pouvais pas mieux trouver. Je vais mourir en scène, comme Molière.
– Trente ans que j'analyse tous les paramètres de cette histoire. Que je fouille toutes les hypothèses. A tel point que j'en suis arrivé à la seule version à peu près crédible.
– Tu étais le meilleur de nous quatre.
– C'est à propos de la mort de Lisa. Ta Lisa…
– …
– C'est toi qui l'as tuée, Louis. Il n'y pas d'autre dénouement plausible. Il m'a fallu très longtemps avant d'oser accepter cette idée-là. Mais scénaristiquement, il n'y a pas d'autre solution. Pourtant, j'ai cherché, tu sais…
Il ouvre faiblement les yeux. Un très léger sourire vient redonner un peu de lumière à son regard.
– Cet après-midi, quand j'entendais ton pas sur le dallage, je me suis demandé si j'allais t'en parler ou pas. On se dit toujours que ça va soulager la conscience.
– Seulement, ta conscience n'a jamais demandé à être soulagée.
– Je crois même que c'est ce qui m'a fait tenir aussi longtemps, tu sais. Tout est allé mieux après sa mort. J'ai souffert, oui, mais autrement. Je pouvais m'imaginer sans elle, mais elle sans moi, c'était au-dessus de mes forces.
J'ai poussé un incroyable soupir de soulagement. De victoire.
– Donne-moi ta main, grand.
Il a refermé les yeux.
*
Il ne lâche plus ma main depuis de longues minutes. Je suis suspendu à son souffle.
– Quand je pense à cet hôtel, j'ai l'impression de mourir au-dessus de mes moyens…
– Tu charries, Louis. Celle-là, elle n'est pas de toi mais de Wilson Mizner, un scénariste hollywoodien.
Silence.
Sa main s'ouvre lentement et perd de sa force.
– Faux. Elle est d'Oscar Wilde. Je suis bien obligé de piquer une dernière réplique. Je n'ai rien trouvé de bien…
Tout son corps se fige d'un coup. Il cherche en lui la force de happer un peu d'air. Son bras tombe sur le bord du lit. J'ai passé la main sur ses yeux déjà clos.
Manhattan n'a plus rien à voir avec cette folie que j'avais eu à peine le temps d'entrevoir quand j'étais venu chercher Jérôme, il y a si longtemps. Tout est beaucoup plus calme, beaucoup plus clair. La ville semble exsangue. Son rythme cardiaque est passé sous la barre des trente pulsations minute. La Babylone d'antan est devenue une sorte de conglomérat géant et feutré où seule la finance a réussi à s'imposer.
Le taxi s'arrête devant un gros cube en verre et en acier que je reconnais sans l'avoir jamais vu, tout droit exhumé d'un vieux livre de géographie. Le siège de l'O.N.U.
– Ils ne veulent pas déménager, dit le chauffeur. Remarquez, ça donne un petit côté indéracinable, éternel. Plutôt rassurant, non?
Je m'approche du building avec mon sac à la main. L'Organisation des Nations Unies d'aujourd'hui ne ressemble plus à celle de jadis. Son autorité est désormais incontestable et aucun pays au monde ne s'aviserait de discuter ses décisions. Je passe devant un premier cordon de militaires qui vérifient mon laissez-passer et m'indiquent le chemin. Avant d'accéder à l'esplanade, j'entre dans un petit blockhaus où d'autres militaires me scannérisent des pieds à la tête. Rayons X et fouille au corps avec des instruments d'une précision insensée. Rien qui n'incite à la plaisanterie. Mon laissez-passer ressemble à une carte de crédit, on le glisse dans un appareil qui, de mon temps, aurait pu passer pour un détecteur de faux billets. Deux types en blouse blanche se penchent sur la bouteille rouge sortie de mon sac et m'interrogent du regard.
– Vodka.
– Pourquoi est-elle rouge?
– Elle est au poivre.
– Jamais vu.
– J'ai eu du mal à en trouver, j'ai dû la commander chez le fabricant, il lui en restait quelques-unes.
Malgré ma désarmante bonne foi, ils ouvrent la bouteille et en versent quelques gouttes dans un tube à essai pour vérification.
– Avalez-en une bonne lampée, vous comprendrez tout de suite.
– …?
Il ne faut pas plaisanter avec ces types, je le savais. Ce petit scientifique paranoïaque est à mille lieues de se douter que mes investigations pour parvenir à cette bouteille ne sont rien en comparaison des trois semaines que je viens de passer avant d'arriver ici.
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