– Assieds-toi là.
Combien de fois ai-je raconté cette vision fugace du Maestro endormi dans cette chambre? Combien de fois ai-je décrit la table de chevet et la couleur des rideaux? À chaque nouvelle édition, j'inventais un détail, une impression. En trente ans, j'en ai fait un mausolée, de cette piaule.
– Gentil d'être venu si vite. Tu n'as donc rien qui te retient chez toi?
Je lui parle de Charlotte, de mes deux enfants, de mes petits-enfants, ça semble lui faire plaisir. Il veut des descriptions précises: choses vues et vécues.
– Tu as des photos?
Il les regarde avec un œil de connaisseur, comme s'il avait toute une dynastie derrière lui.
– Le boulot?
Je cite quelques titres parmi les plus connus de ma filmo. Il comprend vite que mon parcours n'est pas si éloigné du sien mais ne cherche pas à faire de rapprochements.
– Tu sais, Louis, dans un magazine, il y avait un portrait des dix réalisateurs européens les plus cotés de la nouvelle génération. Six ont cité Saga dans leurs souvenirs de gosses, et trois d'entre eux racontent à quel point le feuilleton les a influencés.
– Vrai?
– Tel quel.
Il sourit sans montrer ses dents. Je crois que ça lui fait plaisir pour de bon.
– Je n'avais pas entendu parler de cette vieillerie depuis long temps. Tu penses que c'est regardable, de nos jours?
– Je n'ai pas essayé. Mais à part le cinéma, qu'est-ce qui tient le coup, trente ans plus tard?
– Il paraît qu'ils ont inventé un machin interactif où on peut régler le traitement comme si c'était le son ou le contraste de l'image.
– Ne m'en parle pas! Les enfants m'ont offert ça pour mon anniversaire avec un écran qui fait la dimension de ton mur. C'est une sorte de télécommande qui te permet d'intervenir directement sur la fiction. Techniquement, tu envoies une série de signaux qui font bifurquer différentes versions, je ne peux pas t'expliquer mieux que ça. Par exemple, tu as un bouton Humour, un bouton Sexe, un bouton Violence, tu peux aussi varier la psychologie des dix personnages principaux.
– Per la madonna !
– A tout moment, en appuyant sur le bon bouton, tu peux régler Humour +, Violence -, Exotisme +, et si tu veux que le personnage principal devienne méchant, tu appuies sur 1-. Tu as compris?
– Non, mais à t'entendre ça a l'air formidable.
– C'est d'une connerie totale. Dès les dix premières minutes, je n'ai pas pu m'empêcher de pousser tous les boutons à fond: sexe au maxi, violence au maxi, humour au maxi, tout! Je serais incapable de te décrire la chose hystérique que j'ai eue sous les yeux, un cocktail de sang et de rire qui t'explose à la tête, tous les personnages deviennent dingues, et toi aussi.
– Tu avais envie de te rassurer à l'idée qu'une bécane ne te piquerait jamais ton boulot.
– Peut-être. Mais pour l'instant, ce n'est pas encore au point.
– T'as eu des nouvelles des deux autres?
Cela me fait plaisir qu'il dise les deux autres.
– Au début on se téléphonait souvent, et puis, tu sais ce que c'est… J'ai suivi un peu leur parcours, de loin. Jérôme est devenu la star qu'on savait qu'il était, mais à l'époque nous étions les seuls. Il est passé à la réalisation, je crois.
– Il m'a écrit il y a douze ou treize ans pour me dire qu'il allait mettre en scène un film. J'avais l'impression qu'il me demandait mon autorisation. Comment s'appelait son truc?
– Full Moon Head. J'ai trouvé ça plutôt bien.
– Moi aussi, mais il eu raison de redevenir scénariste. C'est ce qu'il fait de mieux. Je l'ai vu sur une photo où il faisait campagne pour son pote président.
– Ensuite, il a quitté Oona pour épouser je ne sais quelle star qu'il a quittée au bout de quinze jours pour se remarier avec Oona. Les Américains étaient déjà comme ça quand les Lumière ont inventé le cinéma.
– Et maintenant, il fait quoi?
– Mystère. On ne l'a pas revu depuis cinq ans. Pareil pour Mathilde.
– Elle a fini par quitter son île?
– Au bout de trois ou quatre ans, ensuite elle a réécrit des romans.
– Rosés?
– Je n'en ai lu aucun. Et puis elle est partie en Angleterre où elle s'est mariée avec un duc ou quelque chose comme ça. Elle a disparu de la circulation il y a à peu près cinq ans.
– En même temps que Jérôme?
– En même temps. Impossible de savoir ce qu'ils sont devenus.
– Elle doit aller sur ses soixante-dix ans, la mère Mathilde. À cet âge-là on ne disparaît plus: on meurt.
– Dis, Louis, tu crois qu'ils auraient disparu ensemble?
Nous avons éclaté de rire tous les deux. L'heure qui a suivi n'a été qu'un long brainstorming, nous avons passé en revue tous les cas de figure possibles à propos des deux autres. Aucune des différentes versions n'était plausible, ni suffisamment folle pour devenir une vérité officielle. Nous avons donc gardé la plus lyrique: amoureux fous depuis toujours, Mathilde et Jérôme ont tout plaqué pour vivre un bonheur caché dans une contrée désertique où, en ce moment même, ils sont en train de concevoir une tripotée de petits scénarios.
– Avec l'âge, on devient mièvre, tu ne m'avais pas mis en garde, Louis.
Pour toute réponse j'ai eu droit à un graillon long comme le bras suivi d'un ou deux jurons en italien. J'ai embrayé sur la conversation, histoire de meubler.
– Il t'a laissé l'hôtel des Platanes?
– Il avait promis de mettre ça sur son testament, il l'a fait. Tout le monde s'en foutait, de cette baraque. Quand on dit que Rome est le seul endroit où attendre la fin du monde, c'est vrai, mais un poil au sud-est. Le problème c'est que je ne serai pas là pour voir la fin du monde.
Voilà bien ce que je redoutais depuis que je suis entré dans la chambre. J'en avais même le vague pressentiment au moment précis où Charlotte m'a parlé de son coup de fil. Les phrases qui réconfortent, le soutien, la métaphysique, je n'ai pas de talent pour ce genre de dialogue, Louis.
– Elle peut nous tomber dessus dans dix minutes, avec toutes ces menaces qu'ils nous ont inventées depuis le temps.
– Je peux te dire quand j'y passe à deux heures prêt, mais je préfère la boucler, tu te sauverais en courant. Tu n'as pas changé, hein Marco?
– Je n'ai jamais vu personne changer.
Silence.
Le genre suédois.
– Voilà une bonne question. Scénaristiquement, j'entends. Peut-on vraiment faire croire à une reconversion des personnages?
– Un personnage ne doit jamais être le même à la fin qu'au début, dis-je. Sinon on se demande à quoi ça a servi qu'il vive tout ce bordel. Quand tu penses que j'ai passé plus de cinquante ans de ma vie à adapter le réel, gommer toutes ses petites aspérités, l'orienter côté soleil ou côté pluie à ma guise. Toi qui fais encore partie de ce monde, tu dois savoir s'ils se sont enfin décidés à voter des lois contre des gens comme nous?
– Toujours pas.
– Les cons…
Il pose doucement sa tête de côté et ferme les yeux. Arrête ça immédiatement, Louis!
– Ne t'inquiète pas, ce n'est pas encore pour tout de suite. Va te promener et repasse me voir dans la soirée.
Je ne me le fais pas dire deux fois.
*
Après un verre de Chianti et une bonne grosse salade de tomates comme on n'en trouve plus dans aucune partie du globe, je suis retourné le voir. Une légère appréhension s'est dissoute au seuil de sa chambre. Par la fenêtre grande ouverte, il regarde du fond de son lit une colline qui rougeoie au loin dans la lumière du soir. Serein. Le genre de sérénité qui n'a rien pour rassurer.
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