Il se dirige vers la fenêtre pour fuir le regard de Marie.
jonas : Qu'un autre le lui fasse, si ça peut la rendre enfin heureuse, mais ça ne pourra jamais être moi. L'idée même qu'un être puisse être issu de ma chair me fait horreur. Je veux que tout se termine après moi, je veux être la fin, je ne veux pas mettre au monde un petit être qui va souffrir tout au long de son existence et qui finira par en crever. Je ne veux pas m'en faire pour lui, j'ai déjà trop à gérer tout seul. Et si jamais je ne l'aimais pas, hein? Vous croyez que c'est naturel, l'amour? J'aurais trop peur de le détester dès son arrivée et lui faire payer d'être venu se poser entre moi et l'autoroute que je veux prendre à deux mille à l'heure. Mettre un enfant au monde…? Si je pensais que ce monde avait encore une chance, je ne serais pas devenu flic. Je n'ai pas besoin de me prolonger. Je n'aurai jamais d'enfant. Il quitte le salon.
Je referme le script et regarde Charlotte, plus belle que jamais.
– Il ressemble à quoi, ce môme?
Louis.
Louis n'est pas mort.
Le Vieux…
Maintenant que j'ai l'âge qu'il avait quand nous nous sommes rencontrés, j'ai du mal à l'appeler comme ça. Il a passé la barre des quatre-vingts. Je ne comprends pas ce qui l'a fait tenir si longtemps. Ni pourquoi, tant d'années plus tard, il cherche à me revoir.
Il y a six mois, quand l'intégrale du Maestro a été rééditée, le Vieux avait son nom crédité au générique de Un animo delle sielle, son dernier film. Trente ans plus tard, Louis a fini par apparaître.
Je me suis passé en boucle tous les films du Maestro sur l'écran que mes gosses m'ont offert pour mes 55 ans. J'essayais d'imaginer, au milieu de toutes ces vieilleries, ce qui était né sous la plume de Louis. Parfois j'ai eu l'impression de le retrouver dans quelques répliques et autres idées tordues. Une chose est sûre, les images du Maestro sont restées intactes dans ma mémoire, je les sentais se réveiller en moi à mesure qu'elles défilaient sur l'écran. Je les avais rangées depuis toujours dans le même tiroir que mes souvenirs d'enfance.
Louis… Tu ressers d'outre-tombe et tant de choses ressuscitent avec toi. Aujourd'hui, je ne pourrais plus compter les choix que tu m'as inspirés depuis les trente dernières années. Grâce à toi, je suis devenu l'un des script-doctors les plus recherchés de cette partie du globe.
À la fin de la Saga, après la dissolution de l'équipe, j'ai écrit une dizaine de scénarios de longs-métrages. Certains m'ont apporté de grandes satisfactions morales, d'autres un gros paquet de fric. J’ai obtenu toutes les récompenses que l'on peut espérer dans le domaine. J'ai travaillé avec les réalisateurs pour lesquels j'avais une réelle estime.
Et brusquement, tout ça m'a lassé.
Patrick allait sur ses dix ans, sa sœur Nina n'était encore qu'une petite chose rosâtre, Charlotte devenait une executive woman comme on n'en fait plus. J'aurais pu enchaîner les films les uns après les autres, imaginer de nouvelles histoires et découvrir des concepts forts, mais plus rien de tout cela ne m'amusait. C'était le moment ou jamais d'abandonner l'idée même d'avoir une œuvre.
J'ai retrouvé le grand frisson dans l'intervention d'urgence. «Allô…? Marco…? On ne peut plus sortir d'un tunnel dans le troisième tiers et il nous manque une relance avant la résolution du plot!» Dans ces cas-là, j'arrive ventre à terre avec ma trousse de premiers secours pour sauver les scénaristes du marasme. Je lis le script, je lui fais passer un check-up complet et je donne mon diagnostic. J'ai les pansements, les attelles, et toutes les piqûres nécessaires. Vingt ans d'assistance, vingt ans à rafistoler les canards boiteux, vingt ans à psychanalyser des scénaristes et des réalisateurs en pleine déprime. J'en ai vu défiler, des scénarios bancals et des génies dans la dèche! J'en ai vu pleurer, des producteurs au bord de la ruine et des acteurs en mal de personnage! J'aime le regard chargé d'espoir du malade après l'auscultation. J'aime qu'on me regarde comme un sauveur. Et même si tout ceci ne m'a pas rapporté la plus petite miette de gloire, j'ai le sentiment d'avoir exercé dans les règles de l'art.
– Charlotte? Je vais laisser tomber ce script sur Porfirio Rubirosa pendant deux ou trois jours. Louis a besoin de me voir.
– Tu ne te demandes jamais si c'est moi que tu laisses tomber.
– Toi? Mais… partout où je vais tu es là, dans mon cœur.
– Tu n'écris plus de dialogues depuis combien de temps?
– Une quinzaine d'années.
– Ça se sent.
*
Les jeunes disent que de nos jours, le tour du monde prend le temps d'un zapping. Pourtant, trente ans plus tard, il est toujours aussi difficile pour un étranger d'atteindre l’ Albergo dei Platani. Le taxi a l'air de connaître.
Je me souviens de nos conversations avec Jérôme, tard dans la nuit, pendant que nous écrivions la Saga. Nous avions essayé de l'imaginer, ce monde futur et sa débauche de nouvelles images. Si à l'époque nous avions engagé les paris, nous les aurions tous perdus. Jérôme pensait que la télévision allait gangrener les cerveaux, que les bébés naîtraient avec des yeux carrés et de la corne sur le pouce du zapping. En fait, après avoir phagocyté le cinéma en salle, la télévision est tombée dans son propre piège d'omnipotence. A force de se voir proposer de plus en plus, de mieux en mieux et toujours plus loin, les téléspectateurs n'ont plus su quoi choisir et la durée de vie d'une émission est tombée sous le seuil des quatre secondes. C'était déjà le seul souci de Tristan, affalé dans son canapé. Il y a mieux sur une autre chaîne, il y a sûrement mieux ailleurs… De fait, il y a toujours mieux ailleurs, c'est aussi simple que ça. Leur ratatouille d'images et de son a lassé tout le monde, même la ménagère du Var. Le chômeur de Roubaix a disparu, quant au pêcheur de Quimper, je ne suis pas sûr qu'il ait vraiment existé.
Tous les trois sont devenus des esthètes. À la longue, ils ont compris que seul le cinéma donnait un peu d'amour. Depuis, ils se projettent des films sur leur écran géant, seuls ou en famille. Tranquilles. Car si l'on peut jeter sa télé aux orties, on ne peut pas se passer de films. Personne n'a encore trouvé mieux que ces deux petites heures de bonheur pour s'entendre raconter une histoire.
L'hôtel semble toujours aussi irréel. Aussi préservé. L'escalier casse-gueule n'existe plus, on accède à la bâtisse par une petite pente en ciment qui monte doucement jusqu'au seuil de l'hôtel. Une femme d'une cinquantaine d'années m'accueille en italien, je comprends tout ce qu'elle dit. Elle me conduit dans cette chambre qui fut la mienne jadis. Elle ne ressemble ni à une nurse ni à une épouse. Pendant que j'ouvre ma valise, j'entends un cri qui me vrille la moelle épinière.
– marcooooo! qu'est-ce que tu fooooouus?
Il a encore du coffre, le Vieux. Elle veut me conduire jusqu'à sa chambre, je lui dis que c'est inutile. Je n'imagine pas Louis en choisir une autre.
Il se redresse sur ses coussins et m'ouvre ses bras nus, maigres à faire peur. Je devine son crâne derrière un masque de peau grise. Sa voix graillonne, il n'y fait même plus attention et se racle la gorge dans un bruit odieux. J'ai peur de faire craquer son squelette en le serrant dans mes bras. Plus de lunettes, plus de sourcils, mais le regard est toujours là, malicieux, éclairé par cette lueur de bienveillance au fond de la rétine. Il nous faut une ou deux bonnes minutes avant de prononcer un mot. J'ai envie de chialer, mais il ne faut pas, il ne faut pas, bordel de merde. Louis, je t'en supplie, ne me dis pas que tu m'as fait venir pour te voir mourir. Ne déconne pas, Louis.
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