– J'habite dans un petit flat juste au-dessus de ce restaurant. De la brique rouge, un frigo pourri et des blattes dans la baignoire. Mais je m'y sens bien.
On nous apporte deux assiettes de petits crabes entiers accommodés d'une vague persillade. Ne sachant trop comment faire, je prends exemple sur mon camarade qui s'envoie directement l'animal dans le bec, carapace comprise.
– Spécialité new-yorkaise, les soft shells, ils pèchent le crabe juste après sa mue et le font revenir à la poêle. La carapace est aussi tendre que la chair.
Un rayon de soleil balaye la table. Quelques joggers frôlent la vitrine.
_- Je suis content que tu sois là, mec. Je sentais que tu faisais une connerie en restant à Paris. J'ai entendu dire que l'épisode 80 a été mal reçu.
Il ne me parle pas de la cicatrice que j'ai sur la gueule. Cadeau de la Saga. Une belle étoile au coin de l'œil, pour un peu on dirait une scarification, une marque chargée de sens, une connerie dans ce goût-là. Le toubib m'a dit qu'elle partirait à l'automne.
– Tu veux des phrases nues ou je délaye?
– Des phrases nues.
– Le pays est à feu et à sang et je suis l'ennemi public numéro 1.
– À force d'écrire des choses horribles…
– Séguret a déployé des trésors d'imagination pour me foutre dans la merde.
– J'avais oublié ce nom-là. Séguret… Vu de près c'était une catastrophe, vu d'ici c'est un nain de jardin. À côté de lui, n'importe quel producteur américain a l'air d'un prince.
Il s'arrête un instant pour boire une gorgée de vin. Des mômes qui font trois fois ma taille envahissent le terrain de basket. Tout est King Size ici, même les gosses.
– Tu repars quand pour Paris?
– Je ne sais pas encore.
– Je t'ai prévu une petite soirée sympa mais je te laisse la surprise. Tu as envie de faire quoi, cet après-midi?
– Je ne veux pas te mobiliser, si tu travailles.
– Toi, mon deuxième frère, tu as peur de me déranger? Dis-moi de quoi tu as envie. Tu as sûrement une idée derrière la tête, tout le monde en a en arrivant à New York.
– Il y a un bout de mon enfance, ici. J'ai envie de décors.
– Tu vois le bloc, là-bas, entre les arbres? Juste derrière c'est la 42 eRue.
– Forty second Street?
– En personne.
J'aime bien son côté «ici c'est chez moi et tu n'as pas fini d'en voir». M'initier à New York l'amuse beaucoup. Nous en avons tellement parlé, la nuit, quelque part sur la rive gauche de la Seine, brûlés à la vodka.
*
Une heure plus tard, je suis dans Taxi Driver. Avec tout ce qu'il faut de putes, de maquereaux, de paumés, d'égouts qui fument et d'enseignes Coca. Une bouffée de nostalgie me remonte dans les yeux et me picote le nez. Pour cacher cette émotion imbécile, j'ai sifflé l'air de Macadam Cow-Boy d'un air dégagé.
*
En deux coups de fil, on vient de me livrer un smoking, et une limousine avec chauffeur nous attend en bas.
– Tu ne veux toujours pas me dire où on va?
– Au cinéma.
Je ne sais pas faire les nœuds papillon. Il m'arrange ça avec une rare dextérité. Un type qui, il y a trois mois, était incapable de boutonner correctement sa chemise. Avec un sourire béat, il farfouille dans une armoire et revient avec un paquet cadeau.
– … Pour moi?
– Ça devrait te faire marrer.
Un jeu de société, avec un plateau, des dés, des pions et des cartes. Ça s'appelle Fictionnary.
– Un soir, pendant une fête grandiose à Los Angeles, je discute avec Vernon Milstein…
– Le producteur de Fighting Games ?
– Surtout de la série des Captain Club, mais ça n'a jamais été diffusé en France. Je lui parle d'une idée de jeu où l'on devrai créer une fiction jusqu'à son épilogue, avec des aides, des relances, des contraintes et des embûches en cours de route. Deux mois plus tard, le jeu est fabriqué et bientôt en vente dans cinquante-deux États. God bless America !
Une chose est sûre, je ne défierai jamais Jérôme au Fictionnary.
*
La limo s'arrête devant le Ziegfield Theatre éclairé de mille feux pour l'avant-première de Night Calls, une comédie sentimentale sur fond de guerre des gangs. Le spectacle commence dès l'arrivée en voiture, des centaines de badauds agglutinés à l'entrée de la salle sont venus voir défiler les stars.
Un voiturier ouvre ma portière. Avec un peu de courage, je n'aurais plus qu'à poser le pied sur le tapis rouge, affronter une rafale de flashs et répondre aux micros de trois chaînes de télé. Mais il n'en est pas question.
– Qu'est-ce que tu fous? Descends, mec!
– J'ai la trouille, Jérôme…
Il me pousse dehors. Les dix pas qui me séparent du hall sont les plus glorieux de mon existence passée et à venir. Le reste de ma vie ne sera désormais qu'une sorte de déclin. À l'intérieur, je vois des types plus connus que le président américain venir serrer la main de Jérôme. Des actrices qui font pâmer la terre entière se jettent à son cou. En une minute, je suis recouvert de poussières d'étoiles et j'en deviens moi-même incandescent. Tout ça n'est pas comme au cinéma. C'est le cinéma.
– Dis Jérôme, tu vois cette dame en robe longue, là? J'avais un poster d'elle dans ma chambre quand j'étais petit.
– Je vais te la présenter, c'est un amour.
*
Pendant toute la séance, je suis resté assis à côté d'elle. Quand les lustres se sont allumés, elle m'a demandé ce que je pensais de l’histoire. Sans trop me mouiller, j'ai répondu que c'était un film comme on ne peut en faire que dans cette partie du monde. Après un petit cocktail privé où nous avons bu comme des trous, nous nous sommes retrouvés, Jérôme et moi, au Village Vanguard, là où est né le jazz et où il mourra peut-être. Un peu trop éméché, je n'ai pas pu refuser le verre que le barman m'a offert. Jérôme écoute d'une oreille distraite un be-bop hors d'âge.
– Ceux qui disent que les ricains font des films pour les moins de douze ans, pendant que la vieille Europe travaille à l'élévation de l'âme, sont des cons.
La tête me tourne, Jérôme ne s'en aperçoit pas et continue sur sa lancée.
– Ce genre de certitude rassure les sots. Quand ils veulent bien s'en donner la peine, les Américains sont capables de faire chialer la terre entière!
À sa manière de ponctuer chaque phrase de coups de tête rageurs, je m'aperçois qu'il est aussi soûl que moi.
– Si je te disais que dans pas longtemps je vais être invité à la Maison-Blanche?
Je dois à tout prix retrouver quelques minutes de lucidité avant de m'écrouler dans le premier lit venu. Le temps va me manquer, et demain, il sera peut-être trop tard pour lui parler. Je suis venu pour ça. Uniquement pour ça.
– J'ai quelque chose à te demander, Jérôme.
– Tout ce que tu veux, tu es mon deuxième frère. Tout ce que tu veux sauf une chose.
– Il faut réparer ce qu'on a fait.
– C'était ça, la chose.
– On refait juste le dernier épisode et tu n'entendras plus jamais parler de la Saga.
– Fuck you!
– Il faut finir ce que nous avons commencé. Sinon rien ne rentrera dans l'ordre.
Il a agrippé mon revers de smoking et m'a regardé dans les yeux avec violence, comme seul un ami peut le faire.
– Il faut que tu quittes ce pays pour de bon, il est foutu pour des types comme nous. Ici, c'est le paradis des scénaristes!
J'essaie de le calmer d'un geste mais rien n'y fait. Sans même s'en rendre compte, il renverse son verre d'un coup de coude.
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