– Vous connaissez sûrement les contes des Mille et Une nuits.
– …?
– Le nom de Schéhérazade devrait vous dire quelque chose.
– La princesse condamnée à mort? Elle racontait une histoire pour captiver le Sultan qui lui laissait la vie sauve tant qu'elle saurait trouver la suite.
– Vous aurez la journée entière pour inventer la suite de Saga, et nous l'écouterons le soir, tous, ici. Chaque soir, nous déciderons de votre survie.
– Mille et une nuits? Vous plaisantez?
– Deux ans et neuf mois.
– Mais comment voulez-vous que je trouve du matériel pendant deux ans et neuf mois? Et sans mes collègues vous n'aurez qu'un quart de Saga!
– Premier épisode, demain soir.
– Mais…!
– Si j'étais vous, je ne perdrais pas de temps et je commencerais à mitonner quelques situations. Pensez surtout à Camille. Faites-la revenir.
– Elle est morte!
– Débrouillez-vous.
Pour l'instant, je n'ai qu'un bloc-notes et un crayon, mais ils m’ont promis que bientôt j'aurai un ordinateur et tout ce qui va avec. Je serai traité comme un prince des Mille et Une nuits.
*
– Réveillez-vous, Marco. C'est moi, votre avocat.
Mon quoi? La chambre avec ses fissures au mur… le bloc-notes à portée de main… Et mon avocat. Oui, c'est bien lui. Je pensais que ce cauchemar allait s'évaporer dans les premières lueur de l'aube.
– C'est l'heure de l'épisode? Je n'ai encore rien trouvé, je suis sec, il me faut plus de temps… Allez leur dire, par pitié.
– Je suis venu vous sortir de là.
– …
– Levez-vous, j'ai un moyen infaillible de vous faire quitter ce repaire de dingues.
C'est Toi, Dieu, qui me l'envoies? Tu as entendu mes prières?
– Je ne sais pas qui vous êtes mais votre intrusion ne me paraît pas très plausible. A moins que vous ne me demandiez quelque chose d'exorbitant en échange.
– Absolument rien.
– À d'autres. Des types comme vous, on n'en rencontre pas dans la vraie vie.
– Dans la vraie vie, je suis professeur d'histoire à Choisy-le-Roi. Il y avait bien un avocat parmi vos fans mais il refusait obstinément de vous défendre. J'y ai mis toute ma bonne foi mais la cause était perdue d'avance.
– Professeur d'histoire et président d'un fan-club de Saga, vous vous fichez de moi?
– À vrai dire, ma véritable passion est l'œuvre de Ponson du Terrail.
– …
– … Ponson du Terrail? Ça ne vous dit vraiment rien?
– J'ai très peu lu, vous savez. Si j'avais passé moins de temps à regarder toutes ces conneries à la télé, je n'en serais pas là aujourd'hui.
– Le vicomte Pierre Alexis Ponson du Terrail est un de vos illustres prédécesseurs. Romancier fécond mais surtout feuilletoniste extravagant. Des milliers de pages où il fait preuve d'une imagination féroce pour précipiter ses personnages dans les situations les plus inextricables. Si son œuvre n'évoque plus grand-chose aujourd'hui, son héros est passé dans le langage courant pour qualifier l'inqualifiable.
– Rocambolesque!
– Rocambole, parfaitement. Il court sur une bonne trentaine de romans, Les drames de Paris.
– Jamais lu.
– Inégalé! Un mélange de sibyllin et de pittoresque à vous couper le souffle. Quand je lis la dernière ligne de la toute dernière aventure de Rocambole, j'ai totalement oublié la première. Je pourrais passer une vie entière à les monter en boucle. Mais la rigueur n'était pas la première qualité de ce cher Ponson, il se souciait assez peu de vraisemblance et de psychologie. À cause d'une fâcherie avec le directeur de son journal, Ponson écrit un dernier épisode de son feuilleton sous le coup de la colère: il enferme son héros dans une cage en métal et le jette à la baille par deux cents mètres de fond. Fou de rage, le directeur fait appel à d'autres auteurs pour le remplacer mais tous déclarent forfait.
Je ne m'en serais pas mieux tiré. Rien qu'à l'injonction de ressusciter Camille, je me suis fait des nœuds dans les synapses.
– Heureusement, le grand homme consent à reprendre le feuilleton sous les supplications du patron. Vous allez me demander comment il s'est tiré d'affaire, non?
Pas besoin, il sait combien ce genre d'anecdote est vitale pour un gars comme moi.
– Le plus simplement du monde, Ponson a commencé l'épisode suivant par: Se sortant de ce mauvais pas, Rocambole remonte à la surface.
– Il a osé?
– Et comment.
Perfection! Quelle liberté! Quelle leçon pour nous autres! Je pensais que notre feuilleton était un point de non-retour, un total borderline comme disait Jérôme. Si nos illustres prédécesseurs tous l'ont laissé croire, c'était sans doute pour mieux veiller sur nous. Homère, Schéhérazade, Ponson du Terrail et tous les autres ont fait le voyage bien avant nous. Et ils sont allés bien plus loin encore.
– Vous et vos trois acolytes étiez un peu nos Ponson du Terrail modernes. Délire échevelé, fuite en avant jubilatoire, votre Saga m'a follement amusé.
– Nous étions très loin de ce niveau-là.
– En tout cas, en mémoire de ce cher homme, je me dois d'intervenir. Ce qu'il a fait pour Rocambole, je vais le faire pour vous. Ou peut-être pour la Saga.
*
Deux minutes plus tard, je cours comme un dératé jusqu'à la Bastille. Libre, en sueur, incapable de savoir dans ce qui m'arrive quelle est la part de Dieu, du diable, du hasard, du rêve, du réel, de la folie des humains ou de la mienne. À bout de souffle, je m'adosse à une fontaine Wallace et me passe un peu d'eau sur le visage. J'ai besoin d'un endroit calme où me reposer juste un moment. Juste un moment. Devant un verre de vodka. Une bouteille entière de vodka. J'ai envie d'être ivre, de parler à des gens sensés. Ne pas parler du tout. Qui sait où je dormirai ce soir?
En remontant la rue de la Roquette, l'enseigne vacillante d'un bar m'attire l'œil.
l'endroit.
Il n'est qu'une heure du matin.
– Vous ne fermez pas tout de suite?
– Dans trois quarts d'heure.
– Vous avez de la vodka au poivre?
– Non.
– Donnez-moi n'importe laquelle, double.
Le lieu est incroyablement désert. Feutré, confortable, mais désert. Agrippé au comptoir, perché sur un tabouret, j'avale mon verre d'un trait et en commande un autre. Le barman pose devant moi une coupelle de cacahouètes et met un disque de jazz.
Mon rythme cardiaque redevient normal. Je pousse un long sou pir de bien-être en fermant un instant les yeux.
Paix.
Je m'imagine passer le reste de ma vie dans ce bar à boire de la vodka et écouter du saxo, seul, hormis la silhouette fantomatique du barman qui disparaît dans une arrière-salle. Voilà peut-être le secret du bonheur, ne plus penser qu'à l'instant présent, comme s'il s'agissait d'un extrait de film dont on ne connaît ni le début ni la fin.
Une femme entre et s'assoit sur un tabouret, à quelques mètres de moi. Elle est vêtue d'un Jean trop grand de deux tailles et d'un vieux tee-shirt à manches longues avec le mot amnésie écrit dessus. Elle commande un bourbon Wild Turkey sans glace et un verre d'eau.
Je la connais.
Je connais cette fille, bordel.
Trop beau pour durer. Rien qu'un sursis. J'étais bien, dans ce bar, il y a une minute à peine.
Elle a un pouvoir de fascination qui, faute de client, ne s'exerce que sur moi. Elle est venue parce que j'y suis. La paranoïa pèse le réel avec une balance plus subtile. Oui, elle est là pour moi. Je ne vois que sa nuque de trois quarts. Elle refuse de me faire face.
Cet accoutrement d'américain négligé, les traces qu'elle a dans le cou, ces œillades furtives mais d'une incroyable intensité…
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