Il est bientôt 21 heures. Mathilde et Louis sont partis, Tristan est allé voir son pote le monteur, et Jérôme m'a convaincu de rester pour regarder Rocky 1. Avec des sandwichs et de la bière, comme à la P.J. Nous n'attendons aucune visite et pourtant, une silhouette menue erre dans la pénombre du couloir. Elle colle son front à la baie vitrée et nous aperçoit.
Cette tête me dit quelque chose. Jérôme pense qu'il s'agit d'un rendez-vous tardif de Lina et lui montre les locaux de Prima. Elle entrouvre la porte de notre bureau.
– Monsieur… Louis Stanick?
– Il est parti. On peut vous renseigner?
– Je cherche le pool de scénaristes du feuilleton Saga. J'aurais dû m'annoncer, mais on m'a dit que je trouverais toujours quelqu'un.
– Mon ami Marco et moi sommes l'équipe de nuit. Ne répétez à personne que nous regardons la télé pendant nos heures de travail. Vous êtes?
– Elisabeth Réa.
– …
– Vous me connaissez mieux sous le nom de Marie Fresnel.
Madame Sparadrap! Madame Sparadrap en personne! Un mètre soixante-cinq, des yeux noisette, un sourire à tomber à la renverse. C'est elle. Chez nous!
– Excusez-nous. Nous n'avons pas l'habitude de voir les acteurs en vrai.
Je lui tends une chaise, elle inspecte le bureau, curieuse. Elle accepte un café. Qui aurait pu la reconnaître, avec son Jean, un pull qui lui tombe sur les genoux et des cheveux qui dégoulinent sur ses épaules? Au naturel, elle a bien dix ans de moins que la mère de famille que nous lui faisons jouer.
– Lequel de vous m'a créée?
Qui, à part un scénariste, peut répondre «moi» à une si délicieuse question?
– Tous les personnages de la Saga sont nés d'un travail commun et n'appartiennent à personne en particulier.
Silence.
C'est une si étrange visite.
– Pour nous, les acteurs, vous êtes un vrai mystère. Souvent, j'ai demandé à Alain Séguret s'il était possible de vous rencontrer, mais il vous décrit comme des gens assez peu liants, enfermés dans leur tour d'ivoire.
– Technocratie de base, dit Jérôme. Diviser pour mieux régner. Seguret est persuadé qu'à force de cloisonner, il va garder un brin de contrôle.
J’aurais répondu la même chose, mais il faut bien avouer qu'aucun de nous quatre n'a vraiment cherché à assister aux enregistrements. Comme si ce n'était déjà plus notre affaire.
– Pour vous dire la vérité, nous sommes tous un peu perplexes quand les nouveaux scripts arrivent. On ne sait jamais où vous allez nous embarquer. Certains rigolent mais d'autres ont une trouille bleue. J'avoue que parfois il m'arrive de jouer une scène sans vraiment savoir où vous voulez en venir. J'espère que vous ne vous sentez pas trop trahis.
Lequel de nous deux va avoir le courage de dire que nous ne regardons pratiquement plus le feuilleton, sauf pour nous rafraîchir la mémoire. Ce matin, il m'a fallu visionner en vitesse rapide le dernier numéro pour retrouver la couleur de cheveux de Bruno, rapport à un jeu de mots que je voulais absolument caser. Bruno, Mildred, Walter et les autres n'existent que dans nos têtes et nos disques durs. Louis veille à ce qu'aucune interférence ne vienne brider notre imaginaire et notre liberté d'écriture. Ce que deviennent les scénarios dès qu'ils sortent du bureau ne nous concerne plus. C'est à ce prix que nous trouvons encore assez de plaisir à écrire les douze derniers épisodes prévus au contrat.
– Si vous saviez les drames que nous vivons sur le plateau, certains jours. Avec Alexandre, nous avons joué la…
– Qui?
– L'acteur qui joue Walter. La scène où je lui tombe dans les bras! Ça n'a pas été une partie de plaisir, si je peux me permettre. Allez savoir pourquoi, il a mis une bonne heure avant de pouvoir dire: Marie, vous avez ce petit reflet de vulgarité dans l'œil qui me rend fou. Et essayez de vous persuader qu'un homme à la vanille vous fait fantasmer quand il empeste le jasmin…
Elle l'a! Ce petit reflet de vulgarité dans l'œil, elle l'a! C'est pour ça qu'il a eu tellement de mal à le dire.
– Prenez Jessica, la petite qui joue Camille, vous lui avez collé une peur du suicide qui la rend folle un peu plus tous les jours.
Je lui demande de préciser…
– Camille est sans cesse sur le point de se tirer une balle dans la tête, et Jessica sent qu'un jour où l'autre elle va mettre ses menaces à exécution. Mettez-vous à sa place, ce n'est pas évident de se sentir en instance de suicide pendant des mois.
– Rassurez-la, elle ira jusqu'au bout, elle va même devenir une héroïne nationale.
Elle a un sourire qui donne envie d'être mordu. Je payerais cher pour voir comment sont ses jambes mais son jean ne fait aucune concession. Je me promets de lui écrire une scène torride où elle dansera nue en pleine lumière. Si c'est le seul moyen de les voir, ces jambes. En attendant, elle ne dit toujours pas pourquoi elle est là. Tout ça ressemble à de l'incognito. De biais, je vois le générique de Rocky, sans le son. La mayonnaise des sandwichs se fige.
– En tout cas, je tenais à vous remercier d'avoir créé Marie, Si je n'avais pas croisé sa route, rien ne me serait arrivé. C'était une formidable rencontre.
Quelque chose cloche. Jamais elle ne se serait manifestée dans l'unique but de nous remercier. Elle parle de son personnage comme d'une copine qu'on vient d'enterrer.
– Ça vous dirait un petit voyage de noces avec Walter? propose Jérôme. Rien que vous deux, sans les gosses, pendant un ou deux épisodes?
Elle sent qu'il est sincère et se fend d'un sourire, mais le cœur n'y est pas.
– Je suis venu vous demander de la supprimer.
– …
– Pas forcément la tuer. Je l'estime trop pour ça. Juste la faire… disparaître.
On sent que ce «supprimer» et ce «disparaître» ont été soigneusement choisis. Jérôme les répète une dizaine de fois en variant le ton, pour démasquer ce qu'ils cachent. Avec des gestes désordonnés, elle sort de son grand sac en cuir un manuscrit qu'elle nous tend comme le Saint-Sacrement. Ça s'appelle Le meilleur d’elle -même, d'un certain Hans Kœnig, et ça ressemble à un petit paquet d'emmerdements.
– Un premier film d'un jeune réalisateur allemand, il a vu un épisode de Saga et veut me donner le premier rôle. Lisez-le et vous comprendrez. Je ferais une folie en l'acceptant et une bien pire si je le refusais.
– La Saga est bientôt terminée, dans deux mois vous êtes libre. Votre petit Orson Welles peut bien attendre jusque-là.
– Le tournage a déjà commencé, à Dusseldorf. Pour l’instant, tourne toutes les scènes sans l'héroïne, mais si je ne me décide pas, il donne le rôle à une autre.
Pour elle c'est un conte de fées et pour nous un cauchemar. Supprimer Marie serait comme arracher la seule dent saine d'une mâchoire qui se déchausse. Je lui demande ce qu'en pense Séguret.
– Il n'est au courant de rien. Séguret est un tueur et sa chaîne est coproductrice du film de Hans. Il lui suffirait d'un coup de fil pour m'empêcher d'avoir le rôle.
Et pour couronner le tout, elle fond en larmes, sans sommations. De vraies larmes. J'attrape les serviettes en papier qui entourent les sandwichs pour les tendre à la star.
– Ne te laisse pas impressionner, Marco! C'est une comédienne, bordel! C'est son métier de chialer sur commande! Elle est rusée, Madame Sparadrap, elle veut quitter la série avec les cuisses propres, tout ça parce qu'elle se prend pour Marlène Dietrich! Le genre à te marcher sur la tête pour avoir un gros plan.
Je ne sais pas qui a raison. Tristan, l'homme le plus discret du monde, entre dans le bureau et clopine vers son canapé sans faire attention à rien. Quelques secondes plus tard il se redresse, les yeux écarquillés, et hurle:
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