La lettre va rejoindre les autres, presque tout le mur est désormais recouvert d'une mosaïque blanche. Parfois il m'arrive de jeter un œil sur ces lettres pour me convaincre que notre travail existe pour d'autres que nous. Sans le savoir, dans la rue, je croise peut-être des gens qui se demandent qui est l'admirateur inconnu de Marie ou si Camille va épouser la cause de Pedro Menendez et devenir une terroriste. Pour un peu, je les envierais d'attendre simplement la suite au prochain numéro.
L'épisode 60 vient d'être bouclé. J'ai réussi à y inclure en bout de course la dernière lubie de Fred pour venir en aide aux plus démunis. Après avoir nourri ceux qui avaient faim, il a décidé d'éclairer les obscurs. Il a inventé un système très simple de recyclage d'énergie musculaire en électricité. La matière première? Les milliers d'individus qui s'échinent dans les salles de gym et autres fit-clubs. Le plus petit mouvement imprimé par le moindre agrès ou le moindre haltère crée une quantité x de joules que l'on peut désormais recueillir pour donner de la lumière à ceux qui n'en ont pas. Le body-building et l'aérobic vont connaître la transcendance.
Il est midi, et Jérôme nous propose une tête de veau sauce gribiche au bistrot d'en bas.
– J'ai prévu de faire maigre, dit Mathilde. En ce moment j'ai quelques kilos de lipose à fourguer. Je reste travailler.
– Justement! Le scénario est le seul boulot au monde qu'on peut faire debout, allongé, assis devant une télé ou une tête de veau sauce gribiche.
Dix minutes plus tard, Jérôme arrête de parler de tête de veau sauce gribiche parce qu'il s'empiffre de tête de veau sauce gribiche. Le Vieux a pris un plat du jour direct et je l'ai suivi.
– Vous avez pensé à un tueur? demande-t-il.
– Un quoi?
– Un tueur mystérieux qui fout une trouille noire aux autres personnages. Dans tous les feuilletons il y en a un. On se demande qui c'est, on en arrive à soupçonner les plus proches.
Jérôme lève le doigt en même temps qu'il déglutit.
– Les tueurs c'est ma partie. Si ça vous amuse, on peut s'en fabriquer un, mais quelqu'un d'exceptionnel. Celui que les hommes ne seront jamais.
– … Et que les femmes rêvent de rencontrer, dit Mathilde. Un tueur qui nous venge de nos petites humiliations quotidiennes. Celui qui mérite d'être au-dessus des lois. Une sorte de Robin des Bois urbain et moderne.
– Surtout pas! Surtout pas un justicier. Un tueur, on a dit. Un vrai!
– Alors… un tueur à gages?
– Non. Il ne ferait pas ça pour de l'argent, il est au-dessus de ça aussi.
– Un psychopathe? Un sériai killer? Un mass-murderer?
– Pourquoi forcément un dingue? Pourquoi pas quelqu'un de simplement… équilibré.
– Il tuerait qui, ce type?
– Pourquoi forcément un type?
– Alors, mettons, une nana.
– Pourquoi une femme?
– Si c'est ni une femme ni un homme, je rends mon tablier.
– Un gosse?
– Bof…
– Pourquoi taper dans l'espèce humaine?
– Un chien?
– Déjà fait.
– Une belette, une musaraigne, un émeu, vous faites chier à la fin…
– Pourquoi forcément un être vivant?
– Un fantôme?
– Un dieu?
– … Un robot?
– Un virus?
– Un extraterrestre?
– …
– Un concept.
– Un quoi?
– Qu'est-ce que tu entends par concept?
– Une idée, un principe, un état d'esprit, n'importe quoi…
– Tu en connais beaucoup, toi, des concepts qui tuent?
– Le fanatisme, le racisme, le totalitarisme…
– Le capitalisme, le progrès.
– Et tant d'autres.
– Laissez-moi une semaine, dit Jérôme.
J’ai consacré une bonne partie du déjeuner à épier la serveuse. La carence sexuelle provoque parfois les effets d'une légère ébriété: toutes les femmes sont désirables et tous les recoins pour copuler deviennent possibles. J'ai tout à coup cessé de regarder la serveuse quand trois clientes se sont installées à deux tables de moi. Trois copines de bureau, pressées, grognons, rigolotes. Trois femmes quotidiennes. Pourtant, chacune semblait avoir oublié qu'elle était une femme. Et chacune des trois méritait qu'on le lui rappelle. Sur le chemin du bureau je n'ai raté aucun visage de ces femmes des rues. À toutes, j'ai eu envie de crier que j'étais là.
Je suis retourné au bureau en pensant me mettre à l'abri mais c'est bien là que le danger m'attendait.
Pourquoi cette avalanche de créatures blondes s'est-elle abattue dans le couloir?
J'ai entendu la jungle et j'ai vu mille femmes orgueilleuses tout brûler sur leur passage, avançant comme des panthères qui n'ont pas mordu depuis longtemps. Des nymphes qui irradiaient les alentours de leur beauté et arboraient leurs seins comme des médailles. Il était trop tard pour se saisir d'une arme, on pouvait juste se cacher et les épier de loin.
– Tiens, le casting de Trivial, dit le Vieux en s'installant devant son écran.
– Des comme ça, on n'en rencontre jamais dans la vraie vie, dit Jérôme.
– Je me suis toujours demandé comment des filles de ce genre pouvaient plaire aux hommes, fait Mathilde. Qu'est-ce que vous en dites, Marco?
*
Au premier café du matin, on entend le bzzzz du fax. A cette heure-là, ça ne peut être que Séguret.
Comme vous n'êtes pas sans savoir, hier matin a été diffusé l'épisode n°45. Si l'un de vous l'a regardé, il pourra témoigner auprès des trois autres que la fameuse scène de «déclaration» entre Marie et Walter a été tournée exactement comme elle a été écrite, avec toute sa dimension erotique. Je tiens à ce que vous sachiez à quel point ce genre de fantaisie risque de nous coûter cher à tous, même si ce matin-là nous avons eu notre meilleur audimat. Voulant rester en phase avec l'attente du public (dont le courrier quotidien ne fait que croître), je suis pour l'heure en train de mettre au point une sorte de cahier des charges qui définira le cadre exact du feuilleton Saga et, de ce fait, les limites à ne pas dépasser. Combien de fois ai-je insisté pour que nous dévoilions enfin la véritable identité de l'admirateur mystérieux de Marie? Depuis cette scène de lavabo bouché (!!!), c'est devenu une priorité. J'attends la séquence dans les jours qui viennent. Par ailleurs, il m'est désormais impossible de faire des concessions à propos des séquences qui sont mal appréhendées par certains décisionnaires de la chaîne. Je pense notamment, toujours dans le n°45, à ce curieux moment où Camille évoque sa crise mystique (???). Cette «digression» sort radicalement du ton général de la série, et ne cadre surtout pas avec le personnage de Camille. Je serais tout à fait honnête en ajoutant que je trouve le texte plutôt faible et un peu apprêté. Vous nous avez habitués à mieux.
Je profite de la présente pour vous informer que toute la série sera rediffusée à partir du n° 1, dès lundi prochain à 12 h 30. Le format 26 minutes nous a semblé le mieux adapté pour le créneau horaire.
N'oubliez jamais de faire passer l'esprit d'équipe avant tout le reste.
D'un geste serein, le Vieux a jeté le tout dans une corbeille.
– Séguret n'a décidément rien compris au principe de la phrase nue. S'il avait eu le courage de s'offrir un Quart d'Heure de Sincérité, deux lignes auraient suffi: «La Saga marche à fond les m anettes, surtout ne changez rien. Faites pire si possible. Tout ça m'échappe.»
Comment ose-t-il écrire «combien de fois ai-je insisté pour que NOUS dévoilions la véritable identité de l'admirateur inconnu»?
Entre le public et nous, Séguret ne va pas tarder à être broyé et je serai aux premières loges. En revanche, la «crise mystique» dont il parle ne m'évoque pas grand-chose. Le Vieux retient un petit ricanement.
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