– L'histoire du pasteur? Je pensais que, comme vous autres, personne ne l'aurait remarquée.
Nous nous déplaçons tous vers le canapé où Tristan pique son petit roupillon du matin. Près de lui, Jérôme saisit la cassette en haut de la pile. Il enregistre chaque épisode, consciencieusement tous les jours. Le Vieux cale la bande au bon endroit.
– Je vous résume le cas de Camille, sinon on ne comprend rien. La pauvre fille ne réussit à trouver un sens ni à sa vie ni à sa mort. Elle va en parler au premier pasteur qu'elle trouve.
– Pourquoi un pasteur?
– Pourquoi pas un pasteur?
– Mais cette fille ne croit pas en Dieu.
– Justement.
L'image apparaît. Camille est assise de trois quarts à droite de l'écran, le pasteur est assis en face d'elle, près d'un mur en vieilles pierres. Le type qui joue le pasteur doit avoir dans les cinquante ans, il arbore un masque de gravité inouï. On s'y croirait.
– Il y a longtemps que vous pensez au suicide…?
– Je ne sais pas… Oui… depuis longtemps…
– Avez-vous vu un docteur, vous êtes en bonne santé?
– Oui.
Silence terrible. Le pasteur joint ses mains à hauteur du nez, pas pour prier mais pour prendre son élan.
– Ma femme est morte, il y a quatre ans. Je l'aimais. Ma vie était finie. La mort ne me fait pas peur. Alors rien ne me forçait plus à vivre. Pourtant j'ai continué. Pas pour moi, mais pour servir. Quand j'étais jeune, j'avais de grands rêves, de l'ambition. J'ignorais tout du mal. Quand j'ai été ordonné, j'étais comme un enfant. Et puis tout s'est précipité, j'ai été nommé aumônier de la marine à Lisbonne, pendant la Guerre d'Espagne. Je ne pouvais plus voir. Ni rien comprendre. Je refusais la réalité. Mon Dieu et moi vivions dans un monde fermé. Voyez-vous, comme pasteur, je ne vaux rien.
Je cherche le regard de Jérôme qui cherche le mien. Le Vieux écoute, de loin, comme s'il connaissait le dialogue par cœur. Cet homme se remettra-t-il un jour de la mort de sa femme?
– … Je croyais en un Dieu absurde, paternel, qui nous aimait tous, et moi le premier. Comprenez-vous mon affreuse erreur? Moi si lâche, si égoïste… Je ne pouvais pas être un bon pasteur. Pouvez-vous imaginer mes prières, et ce Dieu-écho si confortable? Quand je Le confrontais avec la réalité, Il devenait hideux. Un Dieu-araignée, un monstre. C'est pourquoi je Le préservais de la lumière. Je Le maintenais hors de la vie. Seule ma femme pouvait voir mon Dieu…
Le cadre ne change toujours pas. Le type balance tout son monologue en plan-séquence.
– Elle me soutenait, m'encourageait, comblait les vides…
Silence. Tout à coup, Camille, gênée, se lève.
– … Je dois partir.
– Non! Je vais vous expliquer pourquoi je parle tant de moi! Je vais vous expliquer quelle pauvre créature je suis! Un men diant!
– Je pars, sinon ma famille va s'inquiéter.
– Encore un instant!
Gros plan sur le visage de Camille qui ne peut ni rester ni partir.
– Nous allons parler tranquillement. Je vous parais obscur. Mais tout se passe dans ma tête. Même si Dieu n 'existe pas, cela importe peu. Car la vie a une explication. Et la mort est simplement la désintégration du corps et de l'esprit. La cruauté des êtres, leur solitude et leur peur. Tout cela est clair! Évident! Il n'y a pas te raison à la souffrance! Il n'y a pas de Créateur! Pas de Sauveur! Pas de pensée, rien!
Silence. Regard de Camille devenu aussi grave que l'autre. Comme s'il venait de confirmer tout ce qu'elle ressentait déjà. Elle sort. Gros plan sur le visage du pasteur, seul.
– Dieu… pourquoi m'as-Tu abandonné…?
Le plan suivant, on se retrouve dans le salon des Fresnel où Bruno bavasse gentiment avec Mildred, une cuisse de poulet entre les dents. Le Vieux arrête la bande.
– Pas mal, dit Jérôme, aussi déconcerté que moi. C'est exactement le contraire de tout ce que j'aime, mais ça a son charme.
– Quelqu'un comme Hitchcock aurait pu écrire un truc comme ça, dis-je. Il y du drame et du suspense. On se demande si le pasteur a la moindre chance de réussir à prouver en trois minutes que Dieu existe. Et tout à coup, virage à 180, c'est le personnage du pasteur qui crée la rupture.
– Je comprends le malaise de Séguret, dit Mathilde, mais pourquoi diable trouve-t-il le texte…
– «Faible et un peu apprêté», ricane le Vieux. Quand on pense que c'est un dialogue entre Gunnar Bjôrnstrand et Max von Sydow tiré des Communiants d'Ingmar Bergman. «Faible et apprêté.»
– Dis-nous que tu n'as pas fait ça!
– Si. Pas pu m'en empêcher.
– Aucun de vous ne l'a vu? C'est peut-être le film le plus fou que je connaisse. Nous nous le passions en boucle, avec le Maestro, quand il nous arrivait à nous aussi de douter en pleine séance de travail. On ne peut pas imaginer un dépouillement pareil: un pasteur, seul dans son église, essaie de se débarrasser de sa foi. Ça n'a l'air de rien, mais c'est ce que j'appelle une urgence scénaristique. Dans le film, c'est Max l'angoissé qui vient voir Gunnar le pasteur, et vous savez pourquoi? Parce qu'il a lu un article qui dit que les Chinois viennent d'acquérir la Bombe, et que c'est un peuple qui n'a rien à perdre.
– Et puis?
– À la fin de l'entretien, Max va au bord d'un fleuve pour se tirer une balle dans la tête.
– Ça se comprend.
– Ingrid Thulin est folle amoureuse du pasteur, mais il la méprise parce qu'elle a de l'eczéma sur les mains. Quand elle prie, il a envie de vomir.
– Ça finit comment?
– II dit une messe dans une église vide.
Silence.
Silence suédois.
– Qu'est-ce qui t'a pris, Louis?
– Vous ne trouvez pas tentant de balancer du Bergman à huit heures du matin à des milliers de téléspectateurs à moitié endormis? Pourquoi n'y auraient-ils pas droit, eux aussi? Des films comme ceux-là sont diffusés à plus de minuit quand la plupart des gens dorment du sommeil du juste.
– Ce qui t'a plu avant tout, c'est l'idée d'avoir fait passer ça à la barbe de Séguret et de ses décideurs de chaîne.
Pour toute réponse, Louis nous gratifie d'une grimace de vieux singe qui vient de faire un mauvais coup.
– Et si quelqu'un s'en aperçoit? Un cinéphile un peu déréglé?
– Il prendra ça pour un hommage. Après tout, c'est de la faute de Séguret et de ses chefs. Il ne fallait pas nous demander de faire n'importe quoi.
Pour la première fois, j'ai la sensation bizarre de faire un métier dangereux. Un genre de terrorisme. Qu'est-ce qui nous différencie des types qui se donnent le droit de balancer une bombe sur des innocents?
*
Hier, je me suis surpris à penser à elle au passé.
Je me suis dit: «Charlotte avait horreur du drame…»
C'est vrai qu'elle avait horreur du drame. En général, les filles pensent que rien ne vaut un bon conflit pour se prouver qu'un amour existe. Charlotte était le contraire de ça, quiconque élevait la voix autour d'elle sombrait immédiatement dans son estime. Je ne l’ai jamais vue pleurer. Même le jour où elle a épluché deux kilos d'oignons pour une pissaladière. Aujourd'hui je suis sûr que personne ne le lui a appris quand elle était gosse. Je n'ai aucune idée de l'endroit où elle se trouve. Peut-être sommes-nous séparés.
Peut-être regarde-t-elle la Saga, juste pour avoir des nouvelles de moi.
*
Depuis que les premiers épisodes sont rediffusés à l'heure du déjeuner, beaucoup de choses ont changé dans ma banale existence. Comme si la télévision voulait me montrer son extraordinaire puissance. Ma mère me téléphone souvent de son bureau, j'entends toutes ses collègues autour d'elle me mitrailler de questions auxquelles je suis incapable de répondre: Bruno va-t-il faire la peau de la Créature pour récupérer Mildred? Que contient le testament de Serge Fresnel et pourquoi a-t-il disparu? Où faut-il s'adresser pour faire don de sa lipose au tiers-monde? Mes collaborateurs et moi avons dû changer de bistrot, le patron savait que nous étions les scénaristes de Saga et le déjeuner se terminait par un interrogatoire en règle. Mes voisins de palier – un petit couple de mon âge – me laissent des mots dans la boîte aux lettres (Génial, le coup du «langage des amoureux», on a décidé de s'y mettre! En revanche, on n'est pas très fans de l'illusionniste, on voit trop clair dans son jeu et c'est pas le pied pour un magicien! Bises). Comme par hasard, des gens que je n'ai pas vus depuis longtemps se sont rappelés à mon bon souvenir. Le patron de la chaîne a voulu organiser un dîner avec nous quatre mais le Vieux a eu le culot de dire que nous étions surchargés. Personne n'a trouvé à y redire.
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