– Vous avez une idée?
– Un début d'idée, M. Vengeance m'a donné de précieux tuyaux.
Je comprends mieux les petits déjeuners en tête à tête de Mathilde et Jérôme…
– Malgré tout, je dois rendre hommage à Victor. Sans lui, je ne vous aurais jamais connus, tous les trois. Et je n'aurais même jamais écrit la moindre ligne. Il n'y a pas si longtemps j'ai fait le calcul: neuf mille six cents pages d'amour. J'ai passé la première moitié de ma vie à écrire la théorie et j'ai la ferme intention de consacrer la seconde à tout mettre en pratique.
– Qu'est-ce que vous voulez dire?
– Je veux faire comme dans mes livres, je vais aimer, je vais coucher, je vais tromper. En tout cas, je ne souffrirai plus, je n’attendrai plus près du téléphone, je ne rêverai plus stupidement du bonheur.
Coucher… coucher… Si elle savait que son parfum me vrille les sens depuis un mois et demi! Il suffirait d'une phrase nue, une seule. Mais les phrases nues sont interdites dans la vraie vie.
– Je ne vous vois pas tromper qui que ce soit, Mathilde.
En passant devant Saint-Philippe-dû-Roule, elle m'a regardé avec une pointe de consternation retenue, je me suis senti sur le point d'être grondé. Sans le faire exprès j'ai piqué dans quelque chose de vif et de précieux.
– L'adultère…? Mais, Marco… l'adultère c'est… C'est toute ma vie!
Rien que ça.
– L'adultère est l'épicentre de l'amour. C'est ce qui rend passionnant l'amour légitime et donne tant de prix à l'être aimé. L'adultère est la part brûlante des couples comme l'enfer est celle d'une bibliothèque. C'est ce qui fait qu'on en veut toujours plus. Nous ne sommes pas tous égaux devant les sentiments, vous savez. Il y en a de plus doués que d'autres.
– Délicieusement immoral votre truc.
– Pas le moins du monde. Enfin… je n'ai pas envie que ça le soit. Écoutez avec beaucoup d'attention le discours de ceux qui défendent la fidélité à tous crins. Vous y entendrez les grésillements de la trouille, peut-être les grincements de la frustration, en tout cas vous sentirez toute la résignation qu'il y a au bout.
Tout ce que je sens pour l'instant c'est qu'elle est chaude comme une braise. Je n'ai qu'à souffler pour la rendre incandescente.
– Rien que le mot. Adultère… Vous ne trouvez pas ça joli? Je lui ai même dédié un de mes livres.
– Pardon?
– Si vous tombez sur un truc qui s'appelle La fugue de minuit, vous lirez en page de garde: Pour et par l'adultère. Qui a dit que te plus beaux mots désignaient les plus belles choses?
– Vous êtes complètement givrée, mais ça ne manque pas de charme.
– Quand on pense qu'adulte a donné adultère! Vous ne trouvez pas ça vertigineux?
Je ne réponds rien. Les réverbères de la rue du Faubourg-Saint Honoré donnent de jolis reflets à son visage.
– C'est ce qui m'a poussée à écrire des romans d'aventures avec un S. Vous connaissez des histoires plus troublantes que celles-là?
– Pour un coup de foudre, ça se discute, mais la plupart des liaisons sont quand même à 80 % des histoires de cul, excusez le raccourci.
– Vous me paraissez bien sûr de vous, jeune homme. Tous les hommes du monde ont un jour été amoureux de la voisine d'en face, de la collègue inaccessible, de la femme du copain ou de la fille qui vend des livres. Quant à ce que vous appelez les histoires de cul, j'en ai connu de fulgurantes qui piquaient directement dans le cœur, pendant que de vieux couples s'escrimaient partout ailleurs.
Nom de Dieu… Elle est en train de me dire que l'existence de Charlotte ne la gêne pas le moins du monde.
– Mais vous avez sans doute raison, Marco. Je dois être folle de trouver romanesques les coups de téléphone à mi-voix, les chambres d'hôtel l'après-midi, les alibis funambulesques, les prénoms à lapsus, les parfums qui trahissent. Mais chaque heure décrochée avec l'autre est une petite victoire. Et la plus courte des nuits, un triomphe.
Nous n'avons pas besoin de ça, Mathilde, vous n'habitez plus qu'à trois cents mètres et personne ne m'attend.
– Prenez Jérôme, par exemple. Qu'est-ce qui le séduit avant tout dans l'idée de la violence?
– La vengeance?
– Exactement. Il considère que la vengeance est par-delà la violence comme je considère que l'adultère est par-delà l'amour.
– Vous m'avez largué en chemin, Mathilde. Je ne suis peut-être pas assez sentimental ou assez rancunier pour vous suivre.
– L'adultère et la vengeance sont des fautes passionnelles. Les feux mêlés de nos pulsions bonnes et mauvaises. L'orgueil et le désir dans un seul brasier. Deux vertiges irrépressibles qui nous font tomber dans le même abîme: l'amour de soi-même.
Me serais-je trompé sur Mathilde depuis le début? La petite poupée que Jérôme et moi avons coincée dans une bonbonnière n'a rien à voir avec cette passionaria au cœur fou.
Je lui demande ce qu'il en est de la douleur. Celle qui consume autant que le désir.
– … La douleur? La main qu'on mord jusqu'au sang quand on imagine l'être aimé en train de découvrir une nouvelle variante de la levrette avec un autre?
– Oui. Cette douleur-là.
– Si votre escapade fait souffrir qui que ce soit, c'est que vous ne méritez pas de la vivre.
Comme courroucée, elle hâte le pas pour rejoindre sa porte cochère, compose le digicode en me faisant un signe de la main, et entre.
En repartant dans le vent contraire, j'ai le sentiment d'avoir appris quelque chose.
C.H.U. Paul-Brousse, Villejuif,
Pavillon Jonquilles, 2 e étage
Messieurs,
Ce sont les vieux du pavillon d'en face qui ont éveillé notre curiosité quant à votre Saga. Depuis quelques épisodes nous nous sommes aperçus d'un certain nombre de phénomènes qu'il nous semble urgent de porter à votre connaissance.
– Mildred est une mythomane, elle en a tous les symptômes. Elle manipule sans difficulté Bruno qui est, disons-le, un débile léger. Et ceci à des fins qui peuvent paraître obscures mais qui, si l'on y réfléchit, sont de l'ordre de l'évidence. A votre avis, pourquoi croyez-vous qu'elle a voulu à tout prix essayer la robe de mariée de sa défunte mère, ou supposée telle? Et pourquoi, le soir où Marie Fresnel «se donne» à Walter, se débrouille-t-elle pour connaître l'adresse de Pedro Menendez?
– Ne trouvez-vous pas étrange que l'admirateur inconnu de Marie Fresnel lui envoie toujours des bouquets de neuf rosés rouges et deux lys blancs (épisodes 14 et 29). Reportez-vous au langage des fleurs, et vous comprendrez la menace qu'elle encourt.
– Comment se fait-il que la «boîte à lumière noire» dont Fred parle dès le cinquième épisode ne soit jamais réapparue par la suite?
– Serge, feu le mari de Marie Fresnel, n'est pas mort. Il est encore trop tôt pour divulguer les vraies raisons de sa disparition, mais il n'est pas mort.
Nous vous prions de bien vouloir prendre en compte ces nouveaux éléments et restons à votre disposition pour en discuter de visu.
Avec toute notre vigilance.
– Qui a dit que les paranoïaques pesaient le réel avec une balance plus subtile?
– Il ne faut surtout pas qu'une lettre comme celle-ci tombe entre les mains de Seguret, dit Louis. Il foncerait directement à Villejuif pour mettre ces gars-là sous contrat et on pourrait dire adieu à la Saga.
– Le truc qui me gêne toujours avec la paranoïa, dit Jérôme, c'est la gravité qui l'entoure. Si on pouvait mettre toute cette suspicion au service de la dérision…
En y regardant de près, le travail mental du scénariste n'est pas très éloigné de celui du paranoïaque. Tous deux sont des scientifiques du soupçon, ils passent leur temps à anticiper sur les événements, imaginer le pire, et chercher des drames affreux derrière des détails anodins pour le reste du monde. Ils doivent répondre à toutes les questions et prévoir les réactions d'autrui avec la même crainte de se faire piéger. Si nous échappons à la prison, la Saga nous vaudra peut-être un séjour en hôpital psychiatrique.
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