Jean-Marie Le Clézio - Poisson d'or

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«Quem vel ximimati in ti teucucuitla michin.»Ce proverbe nahuatl pourrait se traduire ainsi:«Oh poisson, petit poisson d'or, prends bien garde à toi! Car il y a tant de lassos et de filets tendus pour toi dans ce monde.»Le conte qu'on va lire suit les aventures d'un poisson d'or d'Afrique du Nord, la jeune Laïla, volée, battue et rendue à moitié sourde à l'âge de six ans, et vendue à Lalla Asma qui est pour elle à la fois sa grand-mère et sa maîtresse. A la mort de la vieille dame, huit ans plus tard, la grande porte de la maison du Mellah s'ouvre enfin, et Laïla doit affronter la vie, avec bonne humeur et détermination, pour réussir à aller jusqu'au bout du monde.

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Ça c'était au début. Mais à la fin de l'été, il y a eu cette tempête, ce cyclone qui a tout bouleversé. Je ne sais pas si c'est vraiment le cyclone qui a été la cause de ce qui est arrivé. Il faisait très chaud et lourd depuis le commencement d'août. Parfois la brume était si épaisse qu'elle cachait le haut des immeubles, du côté du port. Quand le cyclone est arrivé en vue du cap Cod, il y a eu une alerte. Les gens ont barricadé leurs portes et leurs fenêtres, et sur les hautes tours de verre ils avaient collé des bandes de papier. Mais Sara continuait à se rendre à son collège pour donner ses cours de piano.

Le matin, Jup avait pris l'habitude de rester à la maison. Il prétextait qu'il allait m'aider à faire le ménage et à préparer le déjeuner, mais en réalité il s'allongeait sur le divan du living et il buvait des bières en me regardant du coin de l'œil, par-dessus l'écran de la télé allumé.

Donc ce matin-là, il y a eu une scène ridicule, que j'ai bien regrettée. Jup est venu vers moi, sans rien dire, comme s'il allait chercher à boire à la cuisine. Il faisait très chaud, il était tout nu, juste en slip, sa peau noire luisait de sueur. Je passais le balai mouillé sur le carrelage, et lui, au lieu d'enjamber le balai, est passé par-derrière et m'a agrippée. Au début, je croyais qu'il blaguait, parce qu'il me tenait enlacée et il cherchait à m'embrasser. Il a passé une main sous mon T-shirt pour toucher mes seins, et je me suis mise à crier de toutes mes forces. Alors il m'a relâchée. Je croyais qu'il avait fini, mais il est revenu sur moi, il a essayé de m'entraîner dans la chambre, vers le lit. Jup n'était pas très grand, mais l'alcool avait dû multiplier ses forces, il me soulevait et me traînait vers la chambre. Je continuais à crier, je le bourrais de coups de poing. Alors il m'a frappée, d'abord sur le côté de la tête, et puis sur la joue, sur le cou. Il criait en même temps: «Bitch!» ou «Don't be bitchy!» Quand il a vu qu'il n'arriverait à rien, ou peut-être qu'il a eu peur que les voisins ne viennent sonner à la porte pour demander ce qui se passait, il m'a relâchée. Il a pris ma main et il l'a mise sur son sexe durci. Il voulait que je le masturbe, il disait qu'il était malade. Je crois que c'est ce qu'il disait, que si je le laissais dans cet état il en tomberait malade. Je lui ai crié: «Asshole!» et d'aller se faire foutre, et je suis partie.

J'ai marché toute la journée dans les rues de Boston. Finalement le cyclone n'est pas venu. Il a buté sur le cap Cod et il est allé décoiffer les maisons en bois des gens riches de Martha's Vineyard.

L'après-midi, il pleuvait, et je suis allée de l'autre côté de la rivière, dans les petites rues anglaises de Cambridge. Les gens étaient sortis de leurs maisons, il y avait des étudiants, des amoureux sur les pelouses, à l'abri de leurs parapluies de golf. La pluie chaude faisait sortir l'odeur de l'herbe, de la terre.

Je me sentais vide, fatiguée. Dans un café, à côté de la gare du tram, j'ai rencontré Jean Vilan. Il m'a dit qu'il était venu suivre des cours à Harvard, et qu'il enseignait le français à l'Alliance de Chicago. Il n'était pas très grand, il était un peu déplumé sur le front, mais il avait de beaux yeux verts, un peu troubles, et un gentil sourire. On a passé tout le reste de la journée à parler et à marcher dans les rues, à aller de café en café. Il avait une voix grave que j'entendais bien, de belles grandes mains. Je crois que je n'avais jamais autant parlé, il me semblait que ça faisait des années que je n'avais plus parlé comme ça, comme avec le grand-père de Hakim. On s'abritait sous les arbres des parcs, et quand la pluie nous avait trop mouillés, on s'asseyait dans un café. Pour finir, quand il a fait nuit, on est allés dans sa chambre, à The Inn, au dernier étage, avec une fenêtre qui regardait Massachusetts Avenue.

On ne parlait pas vraiment, à cause de ma mauvaise oreille, l'autre s'était fatiguée. J'avais comme un vide qui résonnait dans ma tête, je ne voulais pas penser à ce qui s'était passé chez Sara. Je parlais au hasard, et Jean parlait de son côté. Il racontait son enfance heureuse, ses frères et ses sœurs, en Bretagne, à Paris. De temps en temps on riait, comme si c'était une bonne blague.

Il était trop tard pour rentrer. Pour rien au monde je n'aurais voulu retourner chez Sara. On a mangé les biscuits salés du frigo, on a bu les petites bouteilles d'alcool, du gin, de la vodka.

Au matin, je n'avais pas dormi. Jean s'était allongé sur le sofa, il paraissait pâle et fatigué, et la barbe faisait une ombre sur son visage. Je me disais que, quand nous sortirions, les gens de l'hôtel penseraient que j'étais sa maîtresse, ou peut-être une pute de passage.

Nous sommes allés manger un petit déjeuner à la cafétéria de l'hôtel, dans la cour intérieure. Beaucoup de thé, des œufs, des haricots. Jean devait prendre l'avion pour Chicago à midi.

Je suis retournée chez Sara.

Mais les jours suivants, ça n'allait pas du tout. Je ne sais pas ce que Jup avait raconté à Sara, mais elle était devenue brutale, méchante avec moi. J'ai bien pensé lui dire la vérité, mais à quoi bon? Elle ne m'aurait pas crue. Toujours les femmes prennent le parti de leur homme, même quand elles se trompent, même quand ils les trompent.

Alors j'ai acheté un billet de Greyhound, j'ai mis mes affaires dans un sac de plage, toujours mon vieux poste de radio tacheté et le bouquin de Frantz Fanon en souvenir de Hakim, et je suis partie pour Chicago.

Je n'avais plus peur de rien. J'étais capable d'affronter le monde. Deux jours après mon arrivée, je me suis fait engager dans un hôtel de Canal Street tenu par Mr Esteban, «El Sefior» , un Cubain exilé, pour ramasser et laver les verres du bar à l'«heure heureuse» – l'heure des passagers des Greyhounds. Il y avait une chanteuse noire qui ne ressemblait pas à Sara et qui écorchait des blues accompagnée d'un pianiste fatigué. J'ai loué une chambre dans une maison de South Robinson – il y avait juste un écriteau sur une fenêtre du bas, comme au cinéma. Une vieille maison déglinguée en bois gris, avec un perron et un toit en bardeaux verts et deux hautes cheminées en brique.

Quelque temps après, le pianiste est tombé malade et c'est moi qui ai pris le piano. Les leçons de Simone et de Sara m'avaient bien servi. Je jouais de mémoire, je n'avais pas besoin de lire la musique. Tout était devenu très simple: je gagnais cinquante dollars chaque soir, en quatre soirées j'avais payé mon studio. Je dînais à l'hôtel, avant de monter sur l'estrade, des steaks et des gambas, et je pouvais tenir jusqu'au lendemain soir avec des bols de lait et de Shredded Wheat. Le patron de l'hôtel aimait bien ma musique. Il venait s'asseoir dans le salon quand je jouais, il écoutait en buvant de l'eau gazeuse. Et quand la chanteuse est partie à son tour, c'est moi qu'il a engagée pour chanter et jouer du piano à sa place. Je chantais le répertoire de Sara, Billie Holiday, Nina Simone. Quelquefois j'improvisais, je retrouvais la musique que nous faisions dans les couloirs de la station Réaumur-Sébastopol, ou bien sur le toit de la rue du Javelot. Juste le rythme du piano qui roule, un grondement d'orage au loin, le bruit lourd des voitures dans les avenues, et des cris, des appels, les aboiements des coupeurs de canne dans les champs, à Saint-Domingue: «Aouha! Houa!»

El Señor ne disait pas grand-chose, mais à la façon qu'il avait de se renverser un peu sur sa chaise et de fermer les yeux en tirant sur sa cigarette, je voyais que ça lui plaisait bien. Je ne faisais pas attention aux gens qui buvaient au bar, je crois que c'était surtout pour lui que je chantais. J'essayais d'imaginer sa vie, par où il était passé avant d'arriver là. Peut-être qu'il avait été colonel dans l'armée cubaine, autrefois, ou bien juge de paix, avant Castro. Je trouvais qu'il avait assez l'air d'un juge de paix. En dehors des soirées au bar, devant son verre d'eau gazeuse, je ne le voyais jamais. Il vivait seul dans une annexe de l'hôtel, au bout d'une allée de terre. Il ne s'occupait de rien, pas même de la paye des employés. C'était Sambo, son homme à tout faire, qui me donnait l'argent, après chaque soirée.

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