Alors, je dormais jusqu'à neuf ou dix heures. Quelquefois, c'était Madame qui me réveillait. Elle écartait le rideau, et la lumière du soleil se glissait entre mes paupières. Je voyais par la fenêtre la vigne rouge. J'entendais pépier les oiseaux. Je restais en boule sur le lit, pour retarder le moment de me lever, et Madame s'asseyait au bord, elle passait doucement sa paume sur ma joue, comme si j'étais un petit chat. Sa voix aussi me caressait. Elle disait des mots très doux, qui glissaient comme dans un rêve. «Ma chérie, ne bouge pas, reste comme ça, ici, c'est ta maison, laisse-moi te bercer, tu es ma petite fille, tu es celle que j'attendais, laisse-moi te protéger, avec moi tu n'auras plus rien à craindre, je vais bien m'occuper de toi. Tu es ma fille, mon petit enfant…» Elle disait des mots comme ceux-là, tout près, contre mon oreille, bien d'autres choses, avec sa voix rocailleuse très grave et douce, et sa main chaude et sèche qui glissait sur mon visage, qui caressait mes cheveux dans le cou, ses doigts qui s'ouvraient dans mes boucles. Je ne sais pas si j'aimais cela. C'était étrange, c'était un rêve qui s'étirait, il me semblait que je flottais sur un nuage. Je frissonnais, je sentais une onde qui parcourait mon dos, qui remontait mon ventre, je sentais avec précision chaque nerf de ma peau, depuis mes pieds jusqu'à mes mains, et je ne pouvais pas bouger. Puis je m'endormais, et quand j'ouvrais à nouveau les yeux, il faisait grand jour et Madame était partie travailler. Alors, je me levais, j'allais à la salle de bains et je prenais une longue douche fraîche pour me réveiller.
Je n'allais plus très loin pour les courses. Maintenant, j'avais peur de quitter ce quartier, de m'éloigner de la rue tranquille, de perdre de vue la grille du numéro 8. J'allais à la boulangerie au bout de la rue, et près de la station du métro, j'achetais les fruits, les légumes, les fromages. Alors l'argent ne suffisait plus. Pour ne pas demander, je puisais dans mes propres économies. Je pensais que Mme Fromaigeat m'avait engagée parce que j'étais maligne, que je savais acheter, et je ne voulais pas qu'elle sache que j'étais devenue paresseuse, que je ne lui faisais plus faire d'économies. Et puis, plusieurs fois, parce que je n'avais plus assez d'argent, j'ai volé des choses, des paquets de saumon, des biscuits, ou bien du linge pour la maison. Je n'avais pas perdu la main, j'étais toujours aussi habile et les commerçants du quartier étaient naïfs, ils ne se méfiaient pas de moi. Une seule fois, j'ai eu un problème. Je n'ai pas compris tout de suite, mais ça m'a laissé une impression étrange, comme s'il y avait un secret, un sens secret que je ne parvenais pas à saisir. C'était une des vendeuses de la supérette, une jeune femme osseuse, avec des cheveux filasse. Quand je suis passée, elle me regardait fixement, et j'ai cru qu'elle m'avait repérée, qu'elle m'avait surprise en train de voler un cendrier. J'allais le sortir de ma poche pour le payer, mais elle a seulement dit, très lentement, en insistant sur chaque mot: «Alors, c'est toi la nouvelle?» J'ai balbutié: «La nouvelle quoi?» Elle me fixait toujours de ses yeux pâles et froids. Elle a dit: «Oui, oui, joli cœur.» Et elle a tout mis dans le sac, elle me l'a tendu, sans prendre mon argent. Je me suis sauvée en courant, comme si elle allait me rappeler.
Quelquefois, l'après-midi, j'appelais Houriya au téléphone. Pour que Mlle Mayer lui passe la communication, je lui racontais que j'étais loin, en Angleterre, en Amérique. Elle disait: «Ah bon?» avec sa petite voix flûtée. L'instant d'après, j'entendais la voix basse et rauque de Houriya. Elle me parlait en arabe, je lui répondais en français.
«Où es-tu?
– À Paris, pas en Amérique.
– Quand est-ce que tu reviens?
– Je ne sais pas. Écoute, je suis très occupée avec mon travail.
– Ouaha…
– Si, je t'assure, je n'ai absolument pas le temps. Et puis c'est loin, à l'autre bout de la ville.
– Ouaha, ouaha.
– Pourquoi dis-tu "ouaha"? Tu ne me crois pas?»
Un silence.
«Écoute, je viendrai te voir dès que je pourrai me libérer. Tu n'as besoin de rien? Tu as encore de l'argent?
– Ça va. Il y en a encore un peu.
– Je dois te laisser. Je te rappellerai.
– Pourquoi tu me mens? Tu ne viendras pas, jusqu'à ma mort.
– Écoute, je ne te mens pas. Je ne peux pas venir maintenant. Mais je te rappellerai.
– Bon.
– Au revoir.
– Salama, Laïla.
– Salama, halti.»
J'avais honte. Il aurait suffi d'une demi-heure de métro, et j'y étais. Mais rien que l'idée d'entrer dans la rue Jean-Bouton me donnait la nausée. C'était comme s'il y avait un mur qui me séparait de cet endroit.
Nono est venu un matin. Je ne sais pas comment il avait trouvé l'endroit, sans doute avait-il tiré les vers du nez à Marie-Hélène. Pourtant elle se méfiait de lui, mais il avait dû se renseigner à l'hôpital. Quand je suis sortie pour les courses, il était là. Il avait dû attendre un bon moment dans une encoignure de porte, avec juste son blouson de cuir, dans le vent froid de l'automne. Il reniflait. Il était enrhumé. Il avait l'air vraiment content de me voir, et je n'ai pas pu l'envoyer promener. Il était intimidé.
«Tu as changé.
– Ah oui? En mieux?»
Il souriait. «Tu as l'air d'une madame maintenant.»
C'était à cause des habits que Mme Fromaigeat m'avait achetés. Un pantalon fuseau noir, un pull à col en v, et un foulard rouge que j'avais noué autour du cou.
Je pensais que j'aurais horreur de rencontrer quelqu'un de mon autre vie, mais j'étais étonnée, parce qu'en fait j'étais assez contente de revoir Nono.
Il m'a accompagnée pendant les courses. Il portait les paquets. Il avait des épaules larges, un cou épais. Avec ça, un visage de gamin, et j'étais étonnée de sa taille. Il me semblait beaucoup plus petit. Les commerçants le trouvaient sympathique, blaguaient avec lui. Il y en a un qui a dit: «C'est votre frère?» Pour la première fois depuis des semaines, je m'amusais. Je sortais d'un rêve.
Nono m'a donné des nouvelles de la rue Jean-Bouton. Mlle Mayer avait eu des ennuis. La police avait fait une descente. Elle ne déclarait pas tous les occupants du garni. Ils l'avaient menacée d'une amende. «La vieille bique! Elle pleurait! Elle disait: C'est pas de ma faute ces Noirs-là ils sont tous pareils! Je ne les reconnais pas!
– Et ma tante?»
C'était comme cela que j'appelais Houriya.
Elle n'avait rien dit. Elle avait entrouvert sa porte, et elle l'avait refermée aussitôt. Elle avait peur de la police. Elle croyait qu'on venait l'arrêter pour la renvoyer à son mari. Mais les policiers avaient assez à faire avec les Antillais et les Africains. Nono s'était enfui par la gouttière. C'est pour cela qu'il était venu.
«Où t'es maintenant?»
Il a eu un geste vers l'autre côté de la ville, comme si ça pouvait se voir d'ici.
«Un copain m'a prêté un garage, c'est là que je dors…
– C'est où?»
– Il a réfléchi.
«C'est un nom bizarre, ça s'appelle la rue Javelot.» Il a montré un bout de papier où était griffonnée une adresse: 28 rue du Javelot. J'ai pensé que c'était un beau nom pour un guerrier camerounais.
«La nuit, ça va, mais le jour, c'est trop sombre, alors je vais m'entraîner au gymnase. J'ai un combat le mois prochain, le patron dit que je peux passer professionnel, il me donnera tous les papiers.»
Quand on est revenus au 8, il avait l'air frigorifié, et je l'ai fait entrer pour boire un café. Il était étonné par la maison. Il marchait tout dou cernent, comme s'il avait peur de faire craquer le plancher. On a traversé le salon, jusqu'à la grande cuisine blanche. Son étonnement m'amusait. Moi, il y avait longtemps que je connaissais les maisons des riches; depuis la villa de Mme Delahaye, rien ne me paraissait extraordinaire. Mais Nono était comme un enfant devant de nouveaux jouets. Il examinait la cafetière électrique, le grille-pain, il faisait coulisser les tiroirs sur roulement à billes, il faisait tourner les paniers en inox.
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