Après cela, j'ai recommencé à sortir. Je ne me rendais pas compte que j'étais restée enfermée tout ce temps. Dehors, le ciel avait pâli, le soleil courait bas entre les nuages, il faisait froid. Même les arbres au bord de la Seine avaient changé. Leurs feuilles jaunes tombaient dans le vent.
J'ai pensé à Houriya. Dès que j'ai pu marcher, je suis allée à pied dans la direction de la gare de Lyon. J'avais froid. Nono m'avait prêté son blouson de cuir, à peine trop grand aux épaules. J'aimais bien, il sentait l'odeur de Nono, il était usé aux coudes, j'avais l'impression qu'il me protégeait, dans le genre d'une armure.
La rue Jean-Bouton était toujours pareille. On aurait dit que j'étais partie hier. Les hôtels miteux, les sacs-poubelle, les dealers. Au bout de la rue, avant le cul-de-sac, il y avait la porte de l'immeuble, en fer noir, avec des vitres sales. J'ai sonné, et c'est un Noir que je ne connaissais pas qui est venu m'ouvrir. Il était petit et maigre, avec un bouc. Il m'a regardée sans rien dire, puis il est retourné vers la cuisine, où il était en train de laver des marmites. Marie-Hélène avait toujours des hommes à son service. La porte de Mlle Mayer était entrouverte, la lumière allumée. J'ai traversé le couloir sans faire de bruit et j'ai frappé à la porte de la chambre.
Quand Houriya est venue, j'ai eu du mal à la reconnaître. Elle était très grosse, et elle avait des cernes sous les yeux. Mais son visage s'est animé en me voyant. «Je t'attendais, j'avais rêvé que tu viendrais aujourd'hui.» C'était toujours ce qu'elle disait. «Tu vois, je suis venue.» Elle ne m'a rien demandé, ce que j'avais fait, où j'étais allée. Peut-être que pour elle, terrée au fond de cet appartement, le temps ne passait pas aussi vite. «Je m'ennuyais, je me disais chaque jour: est-ce qu'elle va venir aujourd'hui, est-ce qu'elle va téléphoner?»
En quelques minutes, j'avais rassemblé toutes ses affaires. J'ai bourré le linge dans les sacs, les médicaments, les boîtes d'avoine, tout. Houriya avait très peur de sortir, parce que ça faisait des mois qu'elle n'avait pas payé le loyer. Mais moi je ne craignais plus Mlle Mayer, ni personne. J'ai claqué la porte en sortant, si fort qu'un morceau de plâtre du plafond est dégringolé dans les escaliers. J'étais contente, j'avais l'impression qu'une nouvelle vie était en train de commencer. J'ai mis la main sur le ventre de Houriya: «Il bouge?» Elle avançait doucement, en soufflant. «Oui, il n'arrête pas, c'est un petit démon.»
Les premiers jours à la rue du Javelot, c'était la fête. J'étais si heureuse d'avoir retrouvé Houriya que je ne la quittais plus. Nono avait apporté un énorme appareil stéréo et tout ce qu'il fallait, et une télévision en couleurs grand écran. Quand je lui ai demandé où il avait trouvé ça, il a évité la question avec son rire, et la musique a rempli les murs du garage. Il avait invité des amis africains, et on a dansé sur des cassettes, de la musique africaine, du raï, du reggae, du rock. Ensuite, ils ont sorti leurs petits tambours djun-djun, et ils ont commencé à jouer, et aussi d'un instrument étrange, une sanza, que Hakim, un copain de Nono, avait amené dans une petite sacoche, comme une harpe en miniature qui faisait un son glissant et doux qui semblait venir de tous les côtés à la fois.
On buvait du Coca avec du rhum, de la vodka, des bières. Houriya fumait cigarette sur cigarette sur le divan, dans une pose alanguie. Puis elle a essayé de danser, comme elle savait, en frappant le sol de la plante des pieds et en se déhanchant, mais son gros ventre et ses seins gonflés l'empêchaient. Pour la première fois depuis son arrivée, elle riait. Elle avait tout oublié, la rue Jean-Bouton, la vieille bique. La musique montait de la terre, elle devait vibrer dans tous les murs de l'immeuble, résonner du haut des trente et un étages jusqu'aux rues voisines, rue du Château-des-Rentiers, Tolbiac, Jeanne-d'Arc, jusqu'à la Salpêtrière et à la gare de Lyon. Elle mettait du sable rouge sur les murs, de la terre d'Afrique. Hakim jouait, assis en tailleur, penché sur la sanza, la sueur coulait sur ses joues, sur sa barbiche. Il avait l'air d'un sorcier. Et Nono, presque tout nu, tout brillant de sueur, frappait du bout des doigts sur les tambours, et Houriya faisait claquer la plante de ses pieds nus sur le ciment, avec le tintement de ses bracelets de cuivre.
L'ascenseur était verrouillé. J'ai traîné Houriya dans les escaliers, jusqu'en haut de l'immeuble, à la petite porte qui conduit aux toits – c'était Nono qui avait fait sauter le cadenas – par l'échelle des pompiers. Il faisait déjà nuit. Mais, à Paris, la nuit ne tombe jamais complètement. Il y avait une lueur rouge au-dessus de la ville, comme une cloque. Hakim et Nono sont venus nous rejoindre. On s'est installés sur le gravier du toit, près des bouches d'aération. Nono a commencé à jouer du tambour, et Hakim a fait grincer la sanza. On chantait, juste des sons, ah, ouh, eho, ehe, ahe, yaou, ya. Très doucement. On était jeunes. On n'avait pas d'argent, pas d'avenir. On fumait des joints. Mais tout cela, le toit, le ciel rouge, les grondements de la ville, le haschich, tout cela qui n'était à personne nous appartenait.
Et puis on a fait cela chaque soir. C'était notre cinéma. Le jour, on restait cachés sous la terre, comme des cafards. Mais, la nuit, nous sortions des trous, nous allions partout. Dans les couloirs du métro, à la station Tolbiac, ou plus loin, jusqu'à la gare d'Austerlitz. Hakim, le copain de Nono, vendait des choses d'Afrique noire, des bijoux, des colliers, des colifichets. Lui s'en foutait. Il faisait cela pour payer ses études d'histoire à la fac, Paris VII, il habitait à la cité U d'Antony. Il me parlait de son grand- père Yamba El Hadj Mafoba, qui avait été tirailleur dans l'armée française, et qui s'était battu contre les Allemands. Dans le couloir du métro, le tam-tam résonnait chaque soir, à Place-d'Italie, à Austerlitz, à la Bastille, à Hôtel-de-Ville. Ça faisait un roulement dans les couloirs, tantôt menaçant comme un orage qui gronde, tantôt très doux et régulier comme un cœur qui bat.
Je connaissais tous les musiciens. J'allais de station en station, je m'asseyais contre le mur, et j'écoutais. À Austerlitz, il y avait un groupe de Wolofs, à Saint-Paul, les Maliens et les Cap-Verdiens, et à Tolbiac, c'étaient les Antillais et les Africains. Eux aussi me connaissaient. Quand j'arrivais, ils me faisaient des signes, ils s'arrêtaient de jouer pour me serrer la main. Ils croyaient que j'étais africaine ou antillaise. Ils croyaient que j'étais la petite amie de Nono. Peut-être que c'est lui qui se vantait.
C'est comme ça que j'ai commencé à sortir avec Hakim. J'allais le retrouver à Tolbiac ou à Austerlitz. Il abandonnait son comptoir de fétiches, il le confiait à ses copains. On marchait dans la nuit, au hasard, dans le vent froid. On allait vers le fleuve. Hakim parlait du grand fleuve Sénégal. Il ne l'avait jamais vu. Mais son père lui avait raconté, quand il était enfant, l'eau très lente et les trains de billes qui descendaient vers la mer. Et son grand-père, El Hadj, qui maintenant avait perdu la vue, parlait quelquefois aussi du fleuve, avec des mots si précis et si vrais que c'était comme si l'eau boueuse et jaune descendait devant ses yeux, avec les pirogues chargées de femmes et d'enfants, et les aigrettes blanches qui s'envolaient devant l'étrave. Moi je parlais de l'estuaire du Bou Regreg, comme si c'était comparable. Mais c'était mon seul fleuve, celui que j'avais vu d'abord quand j'avais quitté la maison de Lalla Asma, celui que je traversais tous les jours pour retourner au Douar Tabriket.
On s'asseyait dans les cafés et on parlait. Hakim était grand et mince, toujours élégant dans son costume noir. Il racontait des choses étranges. Un jour, il m'a apporté un petit livre usé, qui avait été lu par des quantités de mains graisseuses. Ça s'appelait Les Damnés de la terre, et l'auteur s'appelait Frantz Fanon. Hakim me l'a donné mystérieusement: «Lis-le, tu comprendras beaucoup de choses.» Il n'a pas voulu me dire quoi. Il a seulement posé le livre sur la table du café devant moi. Il a dit: «Quand tu auras fini, tu pourras le donner à quelqu'un d'autre.» J'ai mis le livre dans mon sac, sans chercher à en savoir davantage.
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