«C'est vraiment riche, ici.
– C'est vrai, ça te plaît?»
Il a eu son rire sonore.
«C'est mieux que le garage où je suis!»
J'ai mis mon bras autour de son cou.
«Si tu deviens un boxeur célèbre, tu pourras t'acheter la même maison.»
Il a réfléchi.
«Si ça arrive, c'est avec toi que je me marierai.»
Il avait l'air si sérieux que j'ai éclaté de rire. «Arrête tes conneries. Si tu deviens un boxeur célèbre, tu ne penseras plus à moi, tu te marieras avec une belle poupée blonde!»
Nono m'a regardée avec reproche.
«Pourquoi tu dis ça? C'est avec toi que je me marierai.»
Il a pris l'habitude de venir presque chaque matin, sauf les week-ends parce que Mme Fro maigeat restait à la maison. Il m'aidait à porter les courses, et je lui faisais un petit déjeuner copieux, avec des œufs, des tartines grillées et de grandes tasses de lait chaud.
Mme Fromaigeat ne disait rien, mais un jour, quelqu'un a dû lui parler, parce qu'elle a changé de visage. Elle est devenue brusque, méchante, elle me grondait pour un oui ou pour un non. Ou bien elle rentrait à l'improviste, l'air furieux, comme si elle avait oublié quelque chose, un trousseau de clefs, un dossier, n'importe quoi. Mais c'était pour voir si j'étais avec Nono, pour nous surprendre. Moi, j'ai compris tout de suite, et j'ai dit à Nono de ne plus venir, de m'attendre dans la rue. Il se moquait de moi: «Ta patronne, elle est jalouse!»
Ça m'ennuyait bien qu'elle soit devenue comme ça. J'avais l'impression que quelque chose se préparait. Je ne savais pas quoi. Entre-temps, Mme Fromaigeat m'avait donné une lettre mystérieuse. Il y avait écrit en tête: Police nationale. Commissariat du XVI earrondissement. C'était une convocation en vue de ma régularisation. Mme Fromaigeat savait bien ce que c'était. Elle avait tout comploté, elle était amie avec le commissaire. Elle avait fourni les certificats de résidence, les déclarations sur l'honneur. Tout était prêt. Elle a fait semblant de chercher à comprendre. Elle m'a dit: «Je crois qu'ils vont accepter la demande de régularisation et puis tu pourras prendre la nationalité.» J'étais sidérée. J'ai failli dire: «Mais je n'ai rien demandé!» Et puis je me suis souvenue de Zohra, de son mari, de leur appartement où ils m'avaient enfermée pendant des mois, et du Douar Tabriket, des rats qui galopaient sur les toits en faisant grincer leurs griffes sur les tôles. J'ai dit: «Merci.» Elle m'a embrassée.
Peut-être que maintenant, Madame regrettait. Quand j'étais revenue du commissariat, un peu rouge parce qu'il faisait chaud, et puis l'employé était un peu trop empressé, j'ai dû tout raconter, les papiers que j'avais signés, les empreintes digitales, la dictée, et puis le nom qu'il avait choisi: Lise Henriette. Il trouvait que ça m'allait. Mme Fromaigeat avait ri, elle frappait dans ses mains, elle était enthousiaste comme si tout ça était pour elle. Bien sûr, je ne lui ai pas raconté l'employé qui s'était penché sur moi, sa main sur ma nuque, et quand il avait demandé doucement: «Comment dit-on je t'aime en arabe?» et que j'avais répondu: « Saafi…» , le plus gros mot que je connaissais, parce que c'était celui que Houriya criait aux hommes qui l'emmerdaient à Tabriket. Elle n'aurait pas compris. Elle n'aurait pas compris comme tout ça m'était égal, que c'était trop tard, que ce n'était pas à moi qu'il fallait donner ces papiers, mais à Houriya.
Madame s'est radoucie un peu. Elle m'a dit: «Tu ne vas pas t'en aller? Dis, tu ne vas pas me laisser tomber?» Elle parlait comme Houriya, comme Tagadirt. Les gens étaient tous pareils.
Je serais restée longtemps avec elle, je crois même que j'y serais encore, s'il ne s'était pas passé cette chose, la nuit. J'ai du mal à comprendre comment c'est arrivé. C'était après le dîner, on avait parlé. Depuis quelque temps, je fumais avec elle des cigarettes américaines, et on parlait. On regardait un peu la télé du coin de l'œil, sans vraiment suivre. Il faisait encore chaud, c'était la fin septembre, les fenêtres étaient grandes ouvertes, il y avait un peu de pluie qui tombait sur les feuilles. Tout était tranquille rue des Marronniers, on n'aurait jamais pu croire que c'était dans une si grande ville où il se passait des choses terribles.
Mme Fromaigeat avait fait son thé du soir, des feuilles et des fleurs, un goût de poivre et de vanille, un peu écœurant. Je me suis endormie sur le canapé. J'avais l'impression de flotter. Non, je ne dormais pas, mais je sentais mon corps très léger, et je ne pouvais plus bouger les bras ni les jambes. Il me semblait que le visage de Madame était tout près de moi, brillant comme un astre, avec un sourire étrange, et ses yeux noirs, allongés, pareils à des yeux de chatte. Elle parlait, doucement, elle répétait: «Mon tit'enfant, mon tit'enfant» comme si elle ronronnait. Et je sentais sa main sèche et chaude qui glissait sur ma peau, par ma chemise déboutonnée, qui jouait avec les boutons de mes seins. J'avais le cœur qui battait à se rompre. J'entendais sa voix qui marmonnait: «mon tit'enfant», et je voulais qu'elle arrête, qu'elle se taise, je voulais qu'elle disparaisse, je voulais retourner dans un endroit où il n'y aurait personne, je voulais le cimetière où j'allais, au-dessus de la mer, avec le soleil qui faisait briller les stèles blanches dans l'herbe, les stèles sans nom, et les oiseaux suspendus dans le vent, leurs ailes coupantes comme des faux.
Le matin, quand je me suis réveillée, j'avais la bouche sèche, mal à la gueule. Je ne me souvenais pas bien de ce qui s'était passé. J'avais dormi sur le canapé du salon, mais j'étais enveloppée dans le peignoir de soie japonais de Madame. C'est ça d'abord qui m'a frappée, cette odeur de cuir de Russie qui entêtait. J'ai erré à travers la maison vide, en me cognant aux meubles. Je ne savais pas ce que je cherchais, je n'arrivais pas à penser à quelque chose. J'ai fait chauffer de l'eau pour mon café. Le soleil entrait dans la cuisine, au-dehors il faisait doux, la vigne vierge commençait à roussir dans l'encadrement de la fenêtre, et il y avait une bande de moineaux qui jacassaient.
Et tout d'un coup, comme ça, en buvant mon café, c'est devenu clair: il fallait que je m'en aille d'ici. Je sentais mon cœur battre très fort, la douleur de mon front cognait. Je tournais en rond, je renversais des chaises. Je disais: «La vieille bique! La vieille bique!» comme Marie-Hélène quand elle parlait de Mlle Mayer.
Maintenant je me souvenais de ce que Lalla Asma me racontait, elle disait: «Ne bois pas du thé d'une personne que tu ne connais pas, parce que tu boirais quelque chose que tu ne voudrais pas.» Elle parlait d'un homme qui invitait les filles à boire au café et leur faisait boire un breuvage, et quand elles étaient endormies, il les emmenait chez lui, les violait et leur coupait la gorge.
Et je me souvenais des thés que Madame me servait, ses yeux noirs qui brillaient pendant que je dodelinais de la tête. Hier, elle avait dû forcer sur le Rohypnol, et j'avais perdu connaissance. Je la détestais. Elle m'avait trompée. Elle n'était pas mon amie. Elle était quelqu'un comme les autres, comme Zohra, comme M. Delahaye, comme l'employé au commissariat. Je la haïssais, je l'aurais tuée. «La conne, la vieille conne!»
Je me suis habillée. J'ai remis le jean et le pull que j'avais en arrivant, j'ai jeté pêle-mêle tout ce que Mme Fromaigeat m'avait acheté. La petite chaîne en or, avec la plaque où était gravé son nom, je l'ai jetée aux chiottes, et j'ai tiré la chasse, mais la trombe d'eau n'a pas réussi à l'avaler. J'ai cherché ce que je pouvais faire pour me venger. Je ne voulais pas voler, je ne voulais rien prendre de chez elle. Je voulais seulement l'effacer de ma mémoire, elle, ses pré textes. Je suis allée dans son bureau, et j'ai commencé à jeter par terre tous ses livres, je les prenais dans la bibliothèque, je regardais le titre, et je le jetais au milieu de la pièce. Et puis j'ai été prise par une sorte de frénésie, j'envoyais voler les livres de plus en plus vite, ça faisait un grand bruit de papier qui se déchire, ça cognait aux murs. J'ai fait la même chose avec ses photos, avec ses lettres, avec ses papiers. Je crois que je parlais en même temps, je criais, je l'insultais, en arabe, en français, tout ce que je savais. Çam'a fait du bien.
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