Gaspar était resté longtemps immobile dans l'eau à regarder l'oiseau blanc. La vase douce enveloppait ses pieds, et la lumière étincelait à la surface de l'eau. Puis, au bout d'un moment, l'oiseau s'était approché de Gaspar. Il n'avait pas peur, parce que le marécage était vraiment à lui, à lui tout seul. Il voulait simplement voir l'étranger qui restait immobile dans l'eau.
Ensuite, il s'était mis à danser. Il battait des ailes, et son corps blanc se soulevait un peu au-dessus de l'eau qui se troublait et agitait les roseaux. Puis il retombait, et il nageait en décrivant des cercles autour du jeune garçon. Gaspar aurait bien voulu pouvoir lui parler, dans sa langue, pour lui dire qu'il l'admirait, qu'il ne lui voulait aucun mal, qu'il voulait seulement être son ami. Mais il n'osait pas faire du bruit avec sa voix.
Tout était tellement silencieux à cet endroit. On n'entendait plus les cris des enfants sur la rive, ni les jappements aigus des chiens. On entendait seulement le vent léger qui arrivait sur les roseaux et qui faisait frissonner les feuilles des papyrus. Il n'y avait plus de collines de pierres, ni de dunes, ni d'herbes. Il n'y avait que l'eau couleur de métal, le ciel, et la tache éblouissante de l'oiseau qui glissait sur le marécage.
Maintenant il ne s'occupait plus de Gaspar. Il nageait et pêchait dans la vase, avec des mouvements agiles de son long cou. Puis il se reposait en écartant ses larges ailes blanches, et il avait vraiment l'air d'un roi, hautain et indifférent, qui régnait sur son domaine d'eau.
Soudain, il battit des ailes, et le jeune garçon vit son corps couleur d'écume qui s'élevait lentement, tandis que ses longues pattes traînaient à la surface du marécage comme les flotteurs d'un hydravion. L'oiseau blanc décolla et fit un grand virage dans le ciel. Il passa devant le soleil et disparut, confondu avec la lumière.
Gaspar resta encore longtemps immobile dans l'eau, espérant que l'oiseau reviendrait. Après cela, tandis qu'il revenait en arrière dans la direction des voix des enfants, il y avait une drôle de tache devant ses yeux, une tache éblouissante comme l'écume qui se déplaçait avec son regard et fuyait au milieu des roseaux gris.
Mais Gaspar était heureux parce qu'il savait qu'il avait rencontré le roi de Genna.
Hatrous, c'était le nom du grand bouc noir. Il vivait de l'autre côté de la plaine d'herbes, à la limite des dunes, entouré par les chèvres et les moutons. C'était Augustin qui avait la garde d'Hatrous. Quelquefois, Gaspar allait à sa recherche. Il s'approchait à travers les hautes herbes, en sifflant et en criant pour l'avertir, comme ceci:
«Ya-ha-ho!»
et il entendait la voix d'Augustin qui lui répondait au loin.
Ils s'asseyaient par terre, et ils regardaient le bouc et les chèvres, sans parler. Augustin était beaucoup plus jeune qu'Abel, mais il était plus sérieux. Il avait un beau visage lisse qui ne souriait pas souvent, et des yeux sombres et profonds qui semblaient voir loin derrière vous, vers l'horizon. Gaspar aimait bien son regard plein de mystère.
Augustin était le seul qui pouvait s'approcher du bouc. Il marchait lentement vers lui, il lui disait des paroles à voix basse, des paroles douces et chantantes, et le bouc s'arrêtait de manger pour le regarder et tendre les oreilles. Le bouc avait un regard comme celui d'Augustin, les mêmes larges yeux en amande, sombres et dorés, qui semblaient vous voir en transparence.
Gaspar restait assis à l'écart pour ne pas les déranger. Il aurait bien aimé s'approcher d'Hatrous, pour toucher ses cornes et la laine épaisse sur son front. Hatrous savait tellement de choses, non pas de ces choses qu'on trouve dans les livres, dont les hommes aiment parler, mais des choses silencieuses et fortes, des choses pleines de beauté et de mystère.
Augustin restait longtemps debout, appuyé sur le bouc. Il lui offrait des herbes et des racines à manger, et tout le temps il lui parlait à l'oreille. Le bouc s'arrêtait de mastiquer l'herbe pour écouter la voix du petit garçon, puis il faisait quelques pas en secouant la tête et Augustin marchait avec lui.
Hatrous avait vu toute la terre, au-delà des dunes et des collines de pierres. Il connaissait les prairies, les champs de blé, les lacs, les arbustes, les sentiers. Il connaissait les traces des renards et des serpents mieux que personne. C'était cela qu'il enseignait à Augustin, toutes les choses du désert et des plaines qu'il faut apprendre pendant une vie entière.
Il restait auprès du jeune garçon, mangeant dans sa main les herbes et les racines. Il écoutait les paroles douces et chantonnantes, et le poil de son dos frisson nait un peu. Ensuite il secouait la tête, avec deux ou trois mouvements brusques des cornes. Puis il allait rejoindre son troupeau.
Alors Augustin revenait s'asseoir à côté de Gaspar, et ils regardaient ensemble le bouc noir qui avançait lentement au milieu des chèvres qui dansaient. Il les conduisait vers une autre pâture, un peu plus loin, là où l'herbe était vierge.
Il y avait aussi le chien d'Augustin. Ce n'était pas vraiment son chien, c'était un chien sauvage comme les autres, mais c'était lui qui restait près d'Hatrous et du troupeau, et Augustin était devenu son ami. Il l'avait appelé Noun. C'était un grand lévrier à poils longs, couleur de sable, avec un nez effilé et des oreilles courtes. De temps à autre, Augustin jouait avec lui. Il sifflait entre ses doigts et il criait son nom:
«Noun! Noun!»
Alors l'herbe haute s'ouvrait et Noun arrivait à toute vitesse, en poussant des cris brefs. Il s'arrêtait, dressé sur ses longues jambes, le ventre palpitant. Augustin faisait semblant de lui jeter une pierre, puis il criait encore son nom:
«Noun! Noun!»
et il partait en courant à travers les herbes. Le lévrier bondissait derrière lui en aboyant, rapide comme une flèche. Comme il allait beaucoup plus vite que l'enfant, il faisait de grands détours dans la plaine, bondissait par-dessus les pierres, s'arrêtait, le museau dressé, aux aguets. Il entendait à nouveau la voix d'Augustin et il repartait. En quelques bonds, il l'avait rejoint au milieu des herbes, et il faisait semblant de l'attaquer en grondant. Augustin lui lançait des pierres, s'enfuyait à nouveau, tandis que le lévrier tournait autour de lui. A la fin, ils sortaient tous les deux de la plaine d'herbes, à bout de souffle:
Hatrous n'aimait pas trop ces bruits. Il soufflait et piétinait avec colère, et il conduisait son troupeau un peu plus loin. Quand Augustin revenait s'asseoir à côté de Gaspar, le lévrier se couchait sur le sol, les pattes arrière repliées de côté, les deux pattes avant bien droites, la tête haute. Il fermait les yeux et restait sans bouger, tout à fait pareil à une statue. Seules ses oreilles étaient mobiles, à l'affût des bruits.
A lui aussi, Augustin parlait. Il ne lui parlait pas avec des mots, comme au bouc noir, mais en sifflotant entre ses dents, très doucement. Mais le lévrier n'aimait pas qu'on l'approche. Dès qu'Augustin se levait, il se levait aussi, et restait à distance.
Quand il y avait eu de la viande, Augustin traversait la plaine d'herbes et il apportait des os pour Noun. Il les posait par terre, et il s'éloignait de quelques pas en sifflant. Alors Noun venait manger. Personne n'avait le droit de venir vers lui à ce moment-là; les autres chiens rôdaient autour, et Noun grondait sans relever la tête.
C'était bien d'avoir ces amis, à Genna. On n'était jamais seul.
Le soir, quand l'air alourdi par le soleil arrêtait le vent, la petite Khaf allumait le feu pour chasser les moucherons qui dansaient près des yeux et des oreilles. Puis elle partait avec Gaspar pour traire les chèvres Quand ils traversaient ensemble les hautes herbes, la petite fille s'arrêtait. Gaspar comprenait ce qu'elle voulait, et il la mettait sur ses épaules, comme la première fois où ils étaient arrivés devant le lac. Elle était si légère que Gaspar la sentait à peine sur ses épaules. En courant, il rejoignait la région où Hatrous vivait auprès de son troupeau. Augustin était toujours assis au même endroit, en train de regarder le bouc noir, et les collines lointaines.
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